« Et comment avez-vous connu le Groupe ?
– J'ai déjà répondu à cette question il y a six ans. Relisez votre dossier. Ma réponse n'a pas changé.
– Six ans ont passé. Les hommes, les femmes et les mémoires changent. Ce n'est plus le même homme, ni le même fleuve. Racontez-moi, je vous en prie.
– Je finissais ma dernière année, je cherchais un stage. J'ai postulé chez IS. Ils m'ont prise. J'y ai passé six mois, l'ambiance était excellente. Après mon stage, j'ai passé quelques années ici et là, relisez mon CV, et quand j'ai cherché un employeur sérieux, je suis revenue et le Groupe m'a recrutée. Ce n'est pas une très bonne histoire.
– J'ai peut-être mal posé ma question. Comment avez-vous entendu parler du Groupe pour la première fois ? Pour la toute première fois ?
– Je ne sais pas. Vous avez toujours été là. Je ne me souviens...
– Tant pis. Nous pouvons en rester là.
– Attendez... La toute première fois ? J'étais dans le métro, avec mon ami. J'ai vu cette affiche. Vous vous en souvenez ? La toute première affiche, la toute première campagne. Juste les lettres, le ciel, les nuages. Il n'y avait rien d'autre. Elle était très belle, je l'ai toujours préférée aux suivantes. Je ne l'ai jamais revue.
– Très bien, je vous remercie. Vous pouvez...
– Je me souviens d'autre chose. Vous vouliez connaître toute l'histoire, non ? On est restés une bonne demi-heure devant l'affiche. C'est moi qui insistais pour rester. Cette affiche ne disait rien, on ne savait pas ce qu'elle vendait, elle était comme une page blanche, un espace libre pour moi. Elle me donnait des envies, des idées. J'avais l'impression que quelque chose se produisait, qu'elle annonçait des merveilles, l'irruption du futur dans le monde. C'était idiot, non ?
– Peut-être que vous aviez raison. Il faut bien que le futur vienne... Aviez-vous déjà repensé à cette affiche, durant les six années passées parmi nous ?
– Pas vraiment. Je l'ai oubliée... Sans l'oublier. C'est peut-être elle qui m'a menée face à vous.
– Ah ?
– Je postule à la Cohésion Interne parce que je suis insatisfaite de mon activité chez IS. Ce n'est ni une question de salaire, ni une question de responsabilités, vous le savez comme moi. Je suis comme tout le monde. Je rêve. Je crois que cette affiche m'a transmis un rêve, que j'ai gardé durant les années passées ici.
– Comment était votre rêve ?
– Disons... c'était le rêve d'une vie professionnelle brillante, une vie comme une rencontre permanente entre de grands esprits... Ridicule, non ? Penser juste, vite, être irriguée d'intelligence, ne pas être entravée par des contraintes stupides. Un monde sans bêtise et sans incompétence. J'avais de grandes attentes, je ne les ai jamais formulées, j'ai été déçue. Enfin, c'est de ma faute. Peut-être qu'en postulant ici, j'ai voulu croire que Cohésion Interne était l'endroit dans le monde où ces attentes seraient satisfaites ? Un dernier appel du pied au destin, avant d'accepter de mener ma vie sur terre, parmi les hommes mes frères. Voilà, vous avez votre histoire.
– Votre vie sur terre... Comment la concevez-vous ? Que ferez vous si votre candidature est refusée ?
– Je ne vois pas en quoi ça vous importe dans le cadre d'un tel entretien. Je me suis posé la question. Disons que j'ai une piste sérieuse pour me faire recruter par un grand cabinet de consultants dont le nom commence par un M. Mais si le Groupe n'a pas pu m'offrir ce que je cherche, je ne crois pas qu'eux en soient capables. Reste la possibilité d'un engagement un peu plus éthique. Travailler dans le public, la santé. Même si je crois que je suis un peu chère pour l'Etat. Ou alors laisser tomber tout ça, me tourner vers une activité plus culturelle, gratuite. Mon oncle tient à une librairie à Venise. Il cherche quelqu'un pour la reprendre et développer l'activité.
– Jolie idée. Merci pour votre franchise, mademoiselle Audiberti. Je vous rappellerai, quoi qu'il en soit. »