Quelle saleté... Je vais faire de la contre-publicité pour CBM. Avant, l'Acide c'était le LSD. Maintenant, c'est un produit magique qui donne aux gens les yeux argentés, mais qui permet aux malades du CRH de dépasser l'âge de quinze ans (sinon la maladie les fauche). Effets secondaires : ramonage de cerveau, hallucinations, impressions de NDE, etc.
Ça, c'est mon boulot, enquêter sur les gens, une sorte de détective privé comme dirait Alex, sauf que je suis privé au service de CBM... Privé de quoi, d'ailleurs ?
Alex, Alex, je te vois dans toutes mes hallucinations, avec ta gueule de farfadet un rien maléfique et ta touchante façon d'aborder les problèmes à coups de poing dans la gueule. Alex, quinze ans à peine, toute cette techno doit te faire chier toi qui ne jures que par Black Redemption....
Putain, Alex, où t'es allé ? Pour une fois, j'aurais vraiment besoin d'un coup de main...
Finalement, Alex ne le connaissait pas si bien qu'il le disait, ce barman, il m'avait raconté des conneries avec son histoire de bouteille que le barman lui tenait de côté. Tant pis : le barman est borgne et porte un il de verre avec un smiley jaune dessus. :)
CBM, ça veut dire : Corporation Barney Meyer, Works to save your lives (& take your money), c'est le grand trust pharmaceutique pour lequel je travaille. Ceux qui emploient des gens comme Ostro, Talès... et moi. Des fois, je me pose des questions sur la sagacité de leur DRH...
- Je suis agent de sécurité chez CBM...
- Très cool, dit Joey. Mais ça nous avance pas des masses. Je veux dire... Je pense pas qu'ils vont venir te chercher ici, non ?
- Je pense pas, non...
Joey se redresse, regarde le décor, fixe la vidéo des zèbres avec fascination pendant quelques instants. Il reste immobile, ses yeux sont fixes et injectés de sang... Il est beau, l'acteur...
CRH : un nom compliqué pour une chose simple. C'est même étonnant que vous ne sachiez pas ce que c'est... Vous avez bien un gosse, un neveu ou un ami qui est atteint, non ? Le virus du CRH est porté par 80% des bébés qui naissent, et ceux qui le portent meurent brusquement autour de leurs quinze ans. Il n'y a pas de vaccin connu, mais j'ai la joie de vous annoncer que CBM ne va pas tarder à en trouver un, un truc qui serait peut-être plus efficace et moins dévastateur que l' Acide. Un vaccin pour sauver l'humanité, quoi...
D comme... Début.
Ou aussi comme Ditchy Hell. Cette coïncidence alphabétique est assez appropriée, puisque le Ditchy Hell se trouve au commencement. Au commencement, l'esprit du Ditchy Hell planait sur les eaux... Il y eut un soir et il y eut un matin. Premier jour... Allez, je dis vraiment n'importe quoi. Ca doit être la faim, ou la soif, je ne sais plus. Ca fait une éternité qu' Alex a foutu le camp, il pourrait revenir avec de la bouffe... Le prix des consos est incroyable dans cet endroit pourri. Notez que... Non. Revenons au Ditchy Hell. Se concentrer sur quelque chose de solide.
C'est ici que nous sommes, ça j'en suis sûr. C'est une boite, du moins c'est comme ça qu'on disait quand j'étais jeune. Un réseau de salles et de galeries situées dans un immense entrepôt. Une sorte de Beaubourg crade, avec les mêmes tuyaux et les mêmes dimensions. C'est situé quelque part dans la banlieue lointaine, dans ces coins dont les habitants ont oublié le nom, ces régions industrielles abandonnées qui se répètent de loin en loin dans le tissu urbain. Pourtant, le Ditchy Hell n'est pas très dur à trouver... Ses spots balayent les nuages de leurs rayons colorés, son enseigne baignée de flammes brille au travers du nuage orange des halogènes urbains. Et puis il y a le bruit, qui rayonne alentour et fait vibrer les vitres de votre voiture quand vous approchez, une pulsation sourde, un coeur énorme qui battrait à 240 bpm et ferait vivre cette énorme bête qui vous avale...
L'entrée est une bouche de femme énorme, pulpeuse et terriblement vulgaire. Pour pénétrer à l'intérieur, vous passez sous d'horribles dents géantes brillant du meilleur dentifrice, vous marchez sur une moquette pourpre épaisse et humide figurant une langue et vous descendez l'escalier de la gorge, orné de néons, de structures rappelant vaguement les délires métalliques d'un Gustave Eiffel sous Acide.
C'est marrant que j'y pense... Il a suivi la même école que moi, lui. Mais il s'est fait virer. Ils lui ont donné le diplôme a posteriori, quand il a construit son grand machin métallique. Je ne peux pas bénéficier de ce genre de coup là, j'ai déjà ce damné diplôme.
Un peu comme Vouivre, d'ailleurs... Ah ! Vouivre, quel businessman ! Il me semble même qu'il a un rapport avec ma mission cet homme pressé...
Cette histoire de bibliothèque de Babel me remet un truc en tête. Une idée humaine est obligatoirement exprimable en un nombre fini de mots, non ? Si, on est bien d'accord : il faut pouvoir exprimer cette idée le long d'une vie humaine, OK. Donc il y a un nombre fini de mots. Donc cette idée se trouve écrite dans un (ou plusieurs, mais en quantité finie) des livres de la bibliothèque de Babel. Donc toute idée se trouve exprimée quelque part dans la bibliothèque de Babel. Cette perspective me fait frissonner intérieurement.
Car si,
primo, toute idée se trouve exprimée quelque part dans la bibliothèque de Babel,
secundo, la bibliothèque de Babel est de dimensions finies (même si très grandes)
Ergo, il y a un nombre fini d'idées humaines. Pas mal, non ?
(Ce raisonnement est à un ami, je ne fais que le lui emprunter).
- Je ne suis pas d'accord, marmonne Joey.
- Tu peux me donner une bonne raison ?
- Ça ne me plaît pas, ton histoire. Il ne peut pas y avoir un nombre fini d'idées.
- Ben je te l'ai prouvé, non ?
- Non, ça ne me plaît pas...
- Ça ne te plaît pas, mais c'est comme ça. J'y peux rien. Dommage.
Il reste pensif, puis me dit :
- Et si certaines idées se construisaient sur plusieurs générations ? Tu sais, améliorées de loin en loin par des types qui se succèdent dans le temps ?
Je cherche en vain la porte exacte, je cherche en vain le mot Exit...
Joey et moi errons dans les sous-sols sombres de la boîte, jusqu'à ce qu'on entende :
- On ne bouge plus ! Avancez doucement, les mains sur la tête !
Le tout suivi d'un ricanement de sale gosse satisfait. Et Alex rapplique en compagnie de deux nanas, la petite Samira encore dans les vapes et une autre que je connais pas. J'ai des questions à lui poser, mais ça viendra plus tard, il faut attendre encore un peu que le monde se stabilise...
Et puis on marche encore un peu, il pousse une porte et l'air froid du dehors nous saisit. Soutenu par Samira, chancelant, Joey s'éloigne et Alex regarde tout ça très satisfait ; ils forment un drôle de couple, ces deux-là, j'espère que ça va marcher entre eux... Puis Alex me prend le bras et m'amène à la voiture.
- Allez, on rentre.
L'aube se lève sur la ville grise et la pluie commence à tomber sur mon visage, effaçant peu à peu cette nuit de dingues.
La techno s'est tue, la souffrance diminue.
Le silence,
l'aube et la pluie,
on rentre à la maison.
Alex prend une bière et se laisse aller sur le fauteuil pendant que je me vautre sur le canapé. Back home... Sifflement de la mousse qui sort de la canette, ricanement de mon lutin personnel.
- On s'est quittés quand Vouivre nous a offert à boire... Tu crois pas que j'ai fait la connerie de boire ce qu'il y avait dans ce putain de verre ? Le premier Vouivre était responsable de la mort de Coca Blue alors je n'allais pas faire confiance à celui-là... Je vide le verre dans une plante verte, je vous regarde vous exploser par terre et je vous imite. Et l'autre qui pousse sa gueulante de mégalomane psychopathe et qui ricane bêtement... Il sort, les MIBs arrivent pour nous emmener et là, je me tire, je décide de venir vous chercher plus tard.
- Sympa, je dis.
- Tu crois que j'avais le choix ? D'ailleurs, les gars me courent après, fallait que je trouve un abri, le temps que tout se calme. Au delà des salons, ça ressemblait à une vieille usine, avec quelques lumières bleues et blanches de loin en loin mais une putain d'obscurité. Il y avait des vieilles machines rouillées, des chaînes qui pendaient, des recoins obscurs. Je me suis dépêché de me planquer dans une sorte de conduite d'aération et les gars me cherchaient en regardant partout avec des lampes de poches. Ça me faisait penser à Alien, mais avec moi dans le rôle du monstre, et ça me faisait bien marrer. Parce qu'à la fin, le monstre, il gagne, enfin presque. Or, ces gars n'avaient pas Ripley avec eux.
Je sors discrètement de ma planque, avec un bon mètre de tuyau à la main. Là, tu mets la caméra en vue subjective, presque au ras du sol, tu fais défiler lentement les couloirs avec une musique flippante et des gouttelettes d'eau qui glissent le long des vieilles machines rouillées. On voit une silhouette baraquée, un des MIBs, on le voit de dos, il regarde autour de lui, inconscient de ce qui arrive par derrière, on se rapproche, la musique devient de plus en plus flippée et bang ! Coup de tuyau sur le crâne, il s'effondre et une voix affolée crie :
- Dallas ? Dallas ? Tu l'as vu ?
Et personne ne répond. L'autre MIB arrive, se penche sur son copain et bang ! Il va le rejoindre au pays des rêves à bosses. J'étais libre de partir à votre recherche, c'était aussi simple que ça...
Alors j'ai fouillé le bled, je me suis baladé partout où j'ai pu. Mais tu vois, autre rapport avec les décors à la Alien, on s'y perd facilement. J'ai descendu des escaliers, erré dans des couloirs, puis je me suis retrouvé dans un sous-sol façon usine. Les vibrations des baffles me parvenaient encore, mais ça ne voulait pas dire grand-chose. Et j'ai trouvé une cage d'escalier, un escalier de fer qui venait d'en haut et s'enfonçait en volées serrées dans un large puits de béton sombre. Et, coup de pot, au moment où j'arrive, un groupe de gens descend. Vouivre en compagnie de deux gars avec des têtes de maffieux. Ni une, ni deux, je les suis avec deux volées de retard.
Je ne sais pas ce que c'était que cet escalier. On aurait dit la cage d'un immeuble, mais sous terre, tu vois ? Des paliers d'appart', mais en sous-sol. De nombreuses portes donnaient dessus et ça avait l'air de s'enfoncer vachement profond. Gratte-magma plutôt que gratte-ciel... Marrant, non ?
A chaque étage, des lumières froides te faisaient comprendre que c'était pas un endroit où faire la fête et Vouivre et ses potes avaient pas l'air de fêtards. Ils avaient même l'air mortel sérieux. Ils finissent par entrer dans un appart, un comme un autre et quelques instants plus tard je me retrouve devant la porte close. Quelques instants d'hésitation, j'y colle l'oreille et vu que j'entends rien de bien fort, je pousse discrètement la porte.
L'intérieur brille d'une lueur rouge et dorée. Une sorte de salon luxueux, comme les bordels dans les films en costumes... Il y a une première salle, un hall si tu veux, qui donne sur un grand salon confortable plein de trucs modernes, avec une super télé plate immense posée contre le mur. La déco fait riche, abondant et mauvais goût. Et vu le boxon, la femme de ménage a pas dû passer depuis plusieurs jours...
- Alors, messieurs, que buvez-vous ?
Les deux maffieux hésitent avant de répondre ; avec leurs vêtements noirs et leurs lunettes je leur trouve un air terrible de Blues Brothers.
- Un martini.
- Un scotch...
Vouivre claque des doigts et une Sauvage domestiquée à la Loladrine (elle a pas les silvereyes) habillée comme dans un film de cul, va remplir des verres et les servir. Planqué derrière un gros vase chinois, j'écoute les types et observe les fesses de la fille. Elle a l'air gai comme un croque-mort endiablé, cette pauvre jeunette... Vouivre, lui, a ressorti son sourire pepsodent et, à l'aide d'une télécommande, fait une démonstration de son talent à se servir de l'écran géant. Depuis sa garçonnière, notre ami est connecté au réseau et lui et les messieurs font affaire, il leur vend de l' Acide CBM a un prix tel que ça m'étonnerait pas qu'il soit aller le racler au fond des cuves... Et puis ça discute, et puis je me fais chier, puis je commence à étudier la possibilité d'intervenir, assommer tout le monde, interroger Vouivre pour savoir où il vous a cachés et emmener la fille. Mon argument principal est le flingue que j'ai piqué à un des types qui me pourchassait. Je l'arme, je vais le faire entrer en action, lorsque Vouivre reçoit un appel. Une image apparaît dans le coin de son écran, une image vidéophonique qui s'imprime par dessus les graphiques que Vouivre montrait à ses potes... L'image d'un type que j'ai aperçu dans le couloir, le jour où on t'a confié cette sale mission.
- Monsieur Talès, j'attendais votre appel !, dit Vouivre avec son méga sourire irritant qu'on lui a collé sur le visage à la naissance.
- Qu'est-ce que vous voulez, Vouivre ? Je n'aime pas perdre mon temps.
La voix tranchante de Talès n'arrive pas à désarmer la puissante hypocrisie Vouivresque :
- Vous n'allez pas perdre votre temps, je vais vous montrer un petit spectacle...
Coup de télécommande, les graphiques swapent, remplacés par l'image d'un Labyrinthe vu de haut, une sorte de grand Labyrinthe à rats de métal. Zoom sur l'entrée du laby : une porte s'ouvre, deux gars se font balancer à l'intérieur et la porte se referme derrière eux. Ces gars, c'est toi et Joey.
- Monsieur Talès, regardez ce que je fais de vos ridicules émissaires...
Ricanement des maffieux et ordre de Vouivre :
- Qu'on lâche le Minotaure... Et commencez à filmer.
Il était temps que j'intervienne.
A priori, le mien. Mon arme de service, comme on dit dans les films. Un sacré moyen de persuasion. Je joue avec, fait sortir le chargeur avant de le remettre, arme et désarme le percuteur, tout ça dans une belle lumière stroboscopique, sous le regard étonné de Joey.
- Ils t'ont laissé ton flingue.
- Ouais.
- Pourquoi ?
- Ils doivent me juger plus ridicule que dangereux avec ça dans les mains...
J'essaye de faire revenir les images sur la surface façon télé en panne qui me sert de cerveau. J'ai mal au crâne, faut absolument que j'essaie de me souvenir du truc. L' homme pressé, c'est comme ça qu'Alex l'avait appelé. Je me souviens, maintenant. On était sur le parking de la boîte et il était descendu de sa voiture. C'est vrai, ça, moi et Alex on est aussi sortis de la voiture, sur le parking de la boîte, là où l' homme pressé avait garé la sienne (de voiture). Il est grand et mince, dans un élégant costume très bien coupé. Il marche vite, son attaché-case à la main. Il va vite, très vite (sa carrière est en jeu ?), il passe entre les sauvages et les junkies qui traînent sur la langue du Ditchy Hell, il disparaît dans l'écoeurante lumière rose de l'intérieur. Tout autour de nous de la fumée sort des grilles d'aération, les spots qui la balayent créent d'étranges nuages lumineux, jaunes, bleus ou verts pâles dans une triste parodie de film de Ridley Scott. La bouche du Ditchy Hell crache son haleine de musique et de drogue et je demande :
- Qu'est-ce qu'il est allé foutre là ?
- Il a bien le droit de s'amuser, répond Alex. On y va ? Il paraît que les filles sont bonasses à l'intérieur... Ils distribuent de la Loladrine pour les plus jolies, alors tu crois qu'y en a qui viennent !
- Tu connais cet endroit ?
Il baille et me regarde d'un air méprisant :
- Ben oui ! Je suis un habitué de première, le barman me dit bonjour en me voyant et il a toujours une bouteille de côté pour moi... Eh ! Tu parles au roi de la nuit !
Alors je le crois, et on y va.
Les deux étaient une erreur : le croire, et y aller, mais alors je ne le savais pas et ma mission me poussait en avant. Je devais suivre ce type.
Au milieu des fumées à la Ridley Scott, de chaque côté de l'entrée, deux énormes gars montent la garde. La moitié de l'un d'entre eux pèse déjà deux fois plus lourd que moi et je suis sûr que sa main fait le tour de mon cou sans problème. Alex et moi semblons ridiculement petits à côté d'eux... Ils nous regardent en biais, d'un air mauvais de chien de garde conditionné. Alex leur sourit, fait un petit signe de la main ; eux lui rendent leur sourire, vous savez un de ces sourires aux canines aiguisées, façon Masaï. Mais ils nous laissent passer...
Alors là, je suis sidéré. Ce crétin connaît vraiment cette boîte ! Moi qui croyais qu'il frimait !
J'avais pas tort. Et on a été déglutis par la gorge du Ditchy Hell à la suite de l'homme pressé. Et puis on a été digérés, bouffés par le truc. Je ne sais pas s'il va me faire ressortir avant de me faire passer par les bains d'acide de l'estomac...
Il savoure sa bière d'un air satisfait avant de continuer :
- Alors comme je vais pas vous laisser dans la merde, je bondis dans le salon et je braque les trois connards, qui ne s'attendaient visiblement pas à me voir. Comme Vouivre fait mine d'appeler, je dis :
- Bouge et donne-moi une occase de te descendre... Vas-y !
Tu sais, sur un ton bien speedé façon gangster excité à la coke, genre le mec qui aura le temps d'appuyer quinze fois sur la gâchette avant que tu aies pu dire anticonstitutionnellement. Il bloque. Les deux Blues Brothers assis à côté restent sages... Je dis alors à la fille qui faisait le service de les ligoter vite fait avec les accessoires SM qui traînent ça et là et elle m'obéit avec un certain plaisir ; elle pique même la veste et le futal de Vouivre pour se couvrir. Dès qu'elle a fini, je leur balance à tous un coup de crosse sur la gueule et je regarde à nouveau l'écran. Je vois le Labyrinthe d'en haut, toi et Joey qui vous propagez dedans comme deux limaces fatiguées. T'avais pas bonne mine...
- Tu veux les aider à sortir ?, elle demande.
Je suis surpris, je la croyais trop shootée pour bien capter ce qui se passe.
- Ouais, je réponds.
- Il n'y a pas de sortie, elle dit. Juste un passage d'entretien... On peut l'ouvrir d'ici...
- C'est cool, je dis. Mais comment ils y vont ?
C'est là que j'ai l'idée de vous guider avec le spot de suivi, tu sais, celui qui fait un rond de lumière autour des artistes... Je lui expose mon idée et, avec la télécommande, elle commence à vous faire des signes. La suite tu la connais...
Après, Annie et moi on remonte tout cools jusqu'à la sortie. Je ramasse au passage la copine de Ferssen, qui est aussi une amie à moi, et on vous retrouve à l'Exit .
J'ai été jeune dans le dernier quart du XXème siècle. Ca me fait toujours bizarre de dire ça, je veux dire, rétrospectivement.
Il est affalé dans son coin, acteur défoncé échoué dans ce coin perdu de l'univers. Je ne sais pas pourquoi il me suit mais il me fait de la compagnie maintenant qu' Alex a disparu. Voici son histoire :
- Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça... Ce Cassiel qui me poursuit, ce rêve d'être un autre qui me hante, ça ne concerne que moi. Je n'ai pas le droit de t'impliquer dedans...
La jeune fille assise en face de lui à la table de l'auberge le regarda d'un air compatissant. Elle était jolie, avec une peau mate et de beaux yeux sombres, un regard de velours avait dit quelqu'un. Ses longs cheveux noirs tombaient en boucles soyeuses sur ses épaules nues. Elle lui prit la main avec légèreté, comme pour le rassurer, comme pour les rapprocher, les isoler malgré la foule des clients tardifs et les musiciens qui accompagnaient la scène du son aigre de leurs instruments celtes traditionnels.
- Ne t'en fais pas, je t'aiderai à t'en sortir. Fais-moi confiance...
-COUPEZ !
Les musiciens arrêtèrent brusquement de jouer, les figurants cessèrent de parler. Soudain, la dure réalité envahit la salle de l'auberge, l'oeil noir des caméras entra dans le champ de vision de Joey,la chaleur des projecteurs se rappela à lui. Il se redressa et regarda la réalisatrice en fronçant les sourcils :
- Qu'est-ce qui n'allait pas, cette fois ?
Madame De Kiersmaker s'avança sur le plateau et de sa voix qu'elle savait rendre à la fois douce et impérieuse, répondit à Joey :
- Vous n'êtes pas en état de continuer, monsieur Ferssen. Il pourrait être tentant de revoir votre contrat pour y ajouter une clause vous interdisant totalement l'usage de stupéfiants avant le tournage.
Joey était indigné ; il se leva et se planta face à la réalisatrice, regardant droit dans les yeux l'étrange femme albinos qui mettait en scène ce film impossible.
- Madame, je suis indigné de vos soupçons ! Je n'ai rien consommé depuis hier !
Elle haussa les épaules et eut un petit sourire ironique qui l'agaça :
- Dans ce cas, c'est que vous êtes mauvais. Venez demain, et prenez un peu de cocaïne ou d' Acide, vous serez peut-être meilleur ?
Et, très élégante, elle retourna parler aux techniciens, l'ignorant superbement. Samira, l'adolescente qui jouait la prostituée avec qui son personnage parlait pendant la scène, se leva et lui prit le bras :
- Viens, Joey. Elle a raison, on était pas très bons. On recommencera demain...
Joeyse laissa entraîner jusqu'à sa loge. Il aimait bien Samira, mais elle n'aurait pas dû s'attacher autant à lui. Il ne méritait pas une fille pareille, il n'était même pas amoureux d'elle... Tandis qu'elle était folle de lui, se pliant à tous ses caprices, faisant n'importe quoi pour lui plaire.
Quand ils ressortirent tous les deux de la loge de Joey, près d'une heure avait passé. Ils s'étaient changés mais Joey avait gardé la chemise à jabot du tournage. Il aimait bien ce genre de fringues. Samira avait réussi à le convaincre de sortir, aller dans un endroit où il pourrait oublier ce tournage énervant et cette réalisatrice aux idées bizarres. Ils engageaient de drôles de gens, chez MultiStim, depuis quelques mois... Et alors qu'ils traversaient le hall, Joey se rappela une autre femme aux idées bizarres qu'il avait rencontrée dans les couloirs de l'immeuble, quelques jours plus tôt. Ça pourrait valoir le coup de lui rendre visite.
- Ecoute, Samira, je suis désolé, mais j'avais totalement oublié... Je dois voir quelqu'un, OK ? On sortira une autre fois...
Elle eut l'air triste, comme si elle avait deviné qu'il allait rendre visite à une autre fille, mais elle se contenta de répondre :
- Comme vous voudrez... A bientôt, Joey...
Il s'engouffra en courant dans les ascenseurs. Il ne connaissait pas son nom, mais il avait vu qu'elle travaillait dans l'atelier Conception du secteur Virtual Reality.
Quand il arriva près des grands bureaux vitrés, il l'aperçut qui sortait de la salle aux photocopieuses. Elle portait une liasse de documents à la main. Il s'approcha d'elle :
- Bonsoir Mademoiselle... Vous vous souvenez de moi ?
- Ah ? Monsieur Ferssen...
Elle lui sourit et lui tendit la main ; il la prit et la porta à ses lèvres (il avait appris à faire le baise-main pour un film qu'il avait tourné ; ce talent lui servait souvent en société) ; cela la fit un peu rougir.
- Je... je venais vous voir parce que...
C'était rare qu'il hésite en parlant aux femmes, mais elle avait quelque chose qui l'intimidait un peu. Elle l'encouragea du regard :
- Vous veniez me voir pour quoi ?
- Vous devriez jouer dans le film qu'on tourne. Vous ressemblez à Cleo. C'est le personnage féminin... Vous devriez la jouer... Venez avec moi, je voudrais en parler à Madame de Kiersmaker, elle a tellement de mal à trouver quelqu'un de convenable...
Elle eut l'air un peu triste :
- Elle me l'a déjà proposé, mais je ne peux pas. Je suis désolé, monsieur Ferssen...
- Mais pourquoi donc ?
Il avait parlé si fort que quelques personnes des bureaux se tournèrent pour le regarder.
- J'ai des raisons tout à fait personnelles, monsieur Ferssen. Mais c'est très gentil à vous d'être monté me voir... Maintenant, je dois vous laisser, j'ai du travail. Encore merci...
Et, avant qu'il ait pu dire quoi que ce soit, elle se faufila près de lui et entra dans un bureau, lui lançant un sourire au passage.
- Attendez, mademoiselle... Mademoiselle ?
Il ne connaissait même pas son nom.
Enervé, il manqua d'envoyer un coup de poing dans la porte de l'ascenseur. Puis, pour se calmer, il ouvrir une mignonnette et en but le contenu d'un trait.
Dans le hall de l'immeuble, Samira l'attendait. Ils montèrent dans la voiture de Joey et ils roulèrent en trombe vers le Ditchy Hell.
Retour à maintenant, ici et maintenant. C'est ici que nous sommes, c'est ici qu'ils nous on emmenés. Une petite salle métallique, avec le bruit (beaucoup plus fort que dans les Salons) et les vidéos. Il y a une porte qui donne sur le dédale, une porte encore fermée, on nous a dits que ça allait s'ouvrir bientôt. Le Labyrinthe, j'en ai déjà entendu parler, c'est le plus célèbre des snuff-movies qui se vende sur le marché noir... Je ne savais pas qu'ils le tournaient ici... Des pauvres gars courent dans des couloirs, avec un mec drogué et armé comme un porte-avions lancé à leurs trousses. Ce gars, c'est le Minotaure. Si les autres trouvent la sortie du laby avant lui, ils ont gagné la vie sauve, sinon...
Je me suis toujours demandé où ils trouvaient leurs victimes.
Maintenant, je le sais.
Mais il y a des questions douloureuses qui me hantent, malgré l'effet de la drogue qui diminue, malgré la peur qui monte :
- Comment on va se sortir d'ici ?
Joey se secoue la tête, il a l'air à peine plus frais que moi :
- T'en fais pas, je suis un spécialiste des Labyrinthes...
- Tu m'en voudras pas si je suis sceptique, je réponds.
Son hochement de tête m'indique que non, il ne m'en voudra pas.
Nous restons ainsi immobiles pendant des minutes ou des heures à cavaler le long des vibrations douloureuses de la techno, le malaise est toujours là mais je suis maintenant assis à la table, la petite table, avec Joey en face de moi.
Il joue avec un paquet de cartes, un paquet de tarots, j'aime bien les tarots, ouais, ça pourrait peut-être nous aider tout ça ?
- Tire les cartes, Joey...
- Pourquoi ? Tire-les toi-même, je ne tire jamais les cartes, jamais moi-même...
- Pourquoi t'as un paquet, alors ?
- Trop long à expliquer... Tiens, vas-y. Tire les cartes, j'interpréterai.
Je prends le paquet et feuillette les dessins psychédéliques qui ornent les bouts de carton. Crowley était vraiment fêlé, complètement disjoncté. Les flashs de l'éclairage renvoient une lueur fluo à la place du blanc alchimique, tant pis. Battre les cartes, penser à la question. La question... Elle est simple.
- Comment sortir d'ici ?
Joey hoche la tête. Je tire alors cinq cartes, lentement, une par une, je les pose sur la table, en croix, une au milieu, comme il faut, comme il faut toujours. A gauche, une fille transparente sur fond de statue égyptienne, les couleurs dansent autour d'elle, elle a l'air pure et innocente, XX, l'Eon, le Jugement, le juge, le flic, c'est moi, non ?
- Pourquoi tu serais le Jugement ?, demande Joey.
- Laisse, c'est une vieille affaire entre les Laughlin et moi..., je réponds.
Je ne sais plus ce que je dis, la drogue me donne une drôle de lucidité. A droite, suspendu sur fond glacier, le pied pris dans un ankh le Pendu sans visage écarte les bras. XII.
- Ça c'est moi, dit Joey... Dans le film que je tourne, je joue un mec pendu à la fin, c'est moi le pendu... Si je suis à droite, ça veut dire que je dois t'aider, je suis ton pote...
Je ricane bêtement, interprétations à deux balles, le tarot bourré ne me réussit pas. En haut, je retourne la carte, on dirait un Picasso rouge, cubiste et violent, les flammes jaillissent d'une gueule terrible comme la tour s'effondre. Joey continue :
- Notre situation, ouais. La tour. XVI. Ça brûle, c'est la merde, c'est l'incendie, faut qu'on se tire, jusque-là c'est clair...
Avant que je puisse continuer, il retourne la carte d'en bas, bleue comme l'autre est rouge, une jeune fille renverse des coupes d'où coule un liquide fractal qui s'enroule en tourbillons géométriques et dans le ciel brille l'étoile à sept branches et le ciel s'enroule autour d'elle comme de l'eau... L'étoile, XVII. A ton étoile, Joey...
- Ouais, l'étoile, l'étoile doit nous guider. C'est comme ça qu'on doit sortir de cette merde, l'étoile...
- Joey ! Je gueule. On est en sous-sol ! Y a pas d'étoiles !
Mais il s'en fout, il retourne la carte du centre, celle qui domine tout, celle qui résume nos possibilités, et c'est le mat, zéro, un blaireau en vert rigole bêtement et flotte sur un tourbillon blanc créé par une petite colombe et le lion lui mord la jambe. Mat, joker, qui surplombe nos carcasses en se marrant, inaccessible, complètement jeté... Complètement barge, il ricane comme un lutin Unseelie, comme... Oui.
- C'est le fou qui nous sauve, dit Joey. Ouais.
Et il ramasse les cartes. Juste à temps.
Retour du nazi de tout à l'heure (ou était-ce il y a deux semaines ?) et de son pote la brute.
- Allez, les amis, dit le nazi. Vous devriez vous réjouir, vous allez jouer !
Quand un type sort un truc pareil, le mieux est de trouver une répartie subtile pour le mettre à sa place. Toutefois, un cerveau stable est une arme nécessaire pour trouver des réparties subtiles et je n'en dispose pas pour le moment. C'est pourquoi je ne proteste même pas quand ces deux brutes nous soulèvent comme des sacs de patates, ouvrent la porte et nous jettent dans le Labyrinthe.
- Bye bye ! Braille le nazillon.
C'est parti pour une bonne partie de snuff movie. Je ne sais pas si le tarot va nous servir beaucoup...
C'est là que se passe un étrange phénomène, une division de mon âme en deux consciences séparées, une qui flash-backe sur Alex et l'autre qui s'engage à la suite de Joey dans le labyrinthe. La drogue qu'on m'a versée a vraiment des effets bizarres...
Ainsi, c'était elle qu'il avait rencontré ? Ma demoiselle ? Je savais pas qu'elle envisageait de faire du cinéma.
Dans mon métier, on me confie des missions. C'est un peu comme pour les agents secrets, tu vois ?
- Je te vois pas tellement agent secret, répond Joey. T'as pas le physique...
- Parce que toi, tu l'as ?
- J'ai joué James Bond, dans le remake de Jamais plus Jamais... C'était sympa comme rôle, et ce tournage c'était vraiment le pied... J'adore le soleil des îles...
- OK, OK, t'as le physique. Mais moi j'ai les missions. Mes missions. C'est Ostro qui me les donne...
- T'es en mission, là ?
Ouais.
Mon cerveau ricoche sur les parois de mon crâne en résonance avec la techno qui nous vrille le corps. Nous... Je ne suis pas seul.
Mes paupières mettent un temps infini à se décoller de mes yeux, ça me permet de regarder le décor. Le plafond est à droite, le plancher à gauche, tout près. Je suis vautré par terre, la méchanceté du sol me rentre dans la mâchoire, mes fringues salies de sueur (de sang ?) me scient la peau et j’ai envie de vomir. Je ne suis pas bien... Bordel, qu’est-ce qu’il y avait dans ce whisky ? Je n’arrive plus à me souvenir de rien, plus rien de cohérent, c’est le chaos dans ma tête comme dans la musique, tout tourne sans cesse, je n’arrive pas à garder mes yeux fixés sur quelque chose de net. Mais où est Alex ?
Fixée au plancher de gauche, une table de métal chromé est entourée de tabourets. Ce métal me rappelle que nous sommes enfermés. Nous... Je ne suis pas seul. C’est vrai... Quelqu’un est accoudé à la table, à moitié effondré, sa chemise à jabot sale et son Jean déchiré, une montre fêlée à son poignet. Fêlée comme son crâne de beau gosse, car il est aussi défoncé que moi, ce pauvre Joey. Je ne vous avais pas dit qu’il s’appelait Joey? Joey... Je prononce, je marmonne deux-trois fois ce nom, ma langue ressemble à un bon bout de cuir desséché dans ma bouche, je crois que je vais vomir. Ça ne va vraiment pas... Bordel, comment j’ai pu en arriver là ? Il faudrait peut-être essayer de retrouver le Début de tout ça...
Comment tout a commencé...
Les mots soulignés renvoient aux paragraphes homonymes. Let’s go !
Near Death Experience. T'es presque mort, mais pas tout à fait, tu vois ? Alors tu peux revenir pour le raconter.
Joey écrase sa cigarette sur la table chromée où elle laisse une grosse trace noire, et dit :
- C'est un truc qui vaut la peine d'être tenté.
- Ca t'avancerait à quoi ?, je réponds.
- Visiter d'autres mondes, voir ce qu'il y a au delà... Savoir si cette vie-là vaut la peine d'être sucée jusqu'à la moelle, ou si quelque chose de mieux t'attend après. Ça nous permettrait aussi de sortir d'ici...
Je sors mon flingue, arme, et lui pointe sur la tempe :
- On commence tout de suite si tu veux...
Et puis je me rends compte qu'ils m'ont laissé mon flingue...
Quand est-ce que j'ai vu Ostro, récemment ?
Les images de mon supérieur dansent dans ma tête.
- Ostro, qui c'est, ça Ostro ?, me demande Joey, complètement raide.
- C'est mon chef, Ostro, je lui réponds, en essayant de mettre le doigt dessus. Ostrogradsky, il s'appelle.
Ostrogradsky. Il était accompagné d'Erwin Talès. Ouais. Un commercial.
C'est le bureau d' Ostro, je me souviens.
Il fait presque nuit et les tours de la Défense brillent de tous leurs feux, nouveaux astres de la nuit. Le bureau d' Ostro est peu éclairé, juste une lampe de bureau dont la lumière dessine une tache ronde sur les papiers éparpillés. D'un côté du bureau, votre serviteur, de l'autre côté, se découpant sur les arbres de Noël géants du dehors, Ostro et Talès. Je ne le vois pas bien, Talès, mais je l'entends. Il a une voix coupante, triangulaire comme une lame de guillotine :
- Voici un dossier sur monsieur Francis Vouivre, monsieur K.
Je le prends et le feuillette. Quelques pages, une photo, un état civil. Le type a un air désolant d'ingénieur commercial bon teint, dynamique, au regard ouvert et franc. Tout de suite, je sens que je n'aime pas ce Vouivre, faut pas me croire soupçonneux, c'est comme ça.
- Monsieur Vouivre est un de nos clients, nous lui vendons de l' Acide et il le revend à des détaillants... Je le soupçonne d'en mettre une bonne quantité de côté, sous prétexte de détruire des doses de mauvaise qualité...
Là, je stoppe :
- Attendez... Les stocks que vous lui donnez ne sont pas soumis à un contrôle qualité ? Vous revendez de la merde ?
Sa voix devient sévère, du genre : " ce ne sont pas vos affaires, K., alors restez en à vos enquêtes et laissez-nous vendre nos produits ! ".
- Monsieur K., les stocks que nous donnons à des gens comme Vouivre sont les fins de série, les fonds de bouteille, ce qui reste au fond des cuves. Et lui les écoule à bas prix. Je veux simplement savoir s'il est honnête avec nous et s'il nous donne bien l'argent qu'il nous doit, c'est tout. La façon dont C.B.M mène ses affaires ne vous regarde pas !
La guillotine est tombée, le sifflement de la voix s'est tu. Talès se lève et quitte la pièce sans un courant d'air. Je reste seul avec Ostro, qui me dit :
- La prochaine fois, fermez votre gueule, K.
Et après on me demande d'avoir l'esprit d'entreprise.
Je me rappelle, on y était carrément mieux, la musique était moins forte. Pourquoi on est pas restés dans ces putain de salons ?
- Je vous sers un verre ?
Il règne ici une lumière orangée et calme, le son est assourdi, on se croirait presque dans un endroit normal. Joey a récupéré de la contenance, il a enlevé ses horribles lunettes :
- Volontiers, monsieur Vouivre...
On est tous assis autour d'une table basse ronde en verre sauf Vouivre qui va prendre une bouteille dans le mini-bar. Je n'ai pas tout capté à ce qu' Alex lui a demandé mais son plan a l'air valable.
- Vous êtes acheteurs, tous les trois ?
- On fait dans le gros, répond Alex.
- Et vous, monsieur Ferssen, vous avez épuisé vos réserves ?
- On en finit bien là, monsieur...
On a chacun un verre à whisky devant nous. J'aurais dû avoir l'esprit plus vif, mais bon...
On boit
et tout
explose
dans mon crâne.
Il y avait quelque chose dans mon whisky, quelque chose de terrible, qui me balance au sol avec des couleurs plein les yeux et la vibration du sol qui me rentre dans les oreilles et dans le cerveau avec la violence d'un tsunami au LSD. Et j'entends Vouivre qui gueule à Alex :
- Tu espérais t'en sortir, petit connard ? Je sais que c'est toi qui as buté mon cousin, je sais tout ça, quand on a le réseau à ses pieds on devient omniscient, petit inconscient. Omniscient, oui...
Sa diatribe résonne dans mon cerveau éclaté, les mots semblent se gonfler encore plus à mes oreilles pour éclater de toute leur prétention... Et il continue :
- Toi et tes copains tombez juste pour me fournir un petit profit, une émission pour la télévision, j'aurai pas le temps de regarder mais vous allez bien en profiter... Vous savez que je suis quelqu'un d'occupé, alors je dois vous laisser, je dois faire des affaires, il y en a qui peuvent payer...
Nouveau silence, puis :
- A vous, messieurs, je vous les laisse, emmenez-les au Labyrinthe.
Et il disparaît.
Dans ma semi-inconscience, je vois sortir des Men In Black de tous les coins comme dans un mauvais film d'espionnage. Sans hésiter, ils nous saisissent et nous traînent sous les aisselles. Je ne vaux pas grand-chose et Joey à peine mieux.
Et puis j'entends gueuler, claquement de coup de feu, bruits de pas qui s'enfuient et cri de douleur d'un MIB :
- Ce con ! Il m'a tiré dans les burnes ! Ah ! Aidez-moi ! Rattrapez-le, bordel !
Sacré Alex !, je pense avant d'aller rejoindre le pays des ombres.
Une des décadences de notre belle époque, des films vidéos où des types se font buter en live. Une façon d'aider les assassins à s'insérer socialement, quoi...
Faire un effort pour me concentrer. OK, Alex et moi on est rentrés dans la boîte, oui, c'est ça. On cherchait l'homme pressé, c'est ça. Bon.
L'intérieur du Ditchy Hell, c'est un peu comme la bibliothèque de Babel, mais sans les livres. Des salles hexagonales, reliées entre elles par des couloirs ou des portes, des salles-puits qui s'étendent sur plusieurs niveaux. Au lieu d'y trouver l'ensemble fini des idées de l'humanité on y découvre l'ensemble nettement plus fini de ses perversions. Ca fait frimeur, de dire ça comme ça, mais il n'y a rien que de très habituel : drogues en tous genres, comme ce siècle aime à les produire, androgynes de quinze ans draguant des transsexuels adolescents, vieux pervers cherchant à se satisfaire sur la jeunesse mourante de la banlieue. Trafiquants surarmés, décadents surmaquillés, fêtards surdéfoncés. Il n'y a pas trop de monde, on est en semaine. On arrive à se déplacer sans avoir à jouer des coudes, merci bien, par contre on a du mal à s'entendre. De loin en loin, d'énormes baffles imposent une techno violente et difficilement supportable pour moi qui me suis arrêté aux Beatles et à Led Zeppelin. Et puis il y a toutes ces vidéos dont les images crépitent avec les spots me donnant l'impression d'être plongé en permanence dans un clip psychédélique et de voir le monde en 10 images/seconde.
Je vois l'homme pressé qui avance dans une des salles de gauche, il traverse les lieux comme un requin dans son corail familier, laissant derrière lui une trace rémanente. Son costume chic ne détonne pas au milieu des couleurs violentes et métalliques des habits Sauvages. Une moitié de la population danse au fond des puits, l'autre moitié est vautrée sur les banquettes, et la vibration sourde des baffles me fait trembler comme un immeuble japonais. Nous suivons l'homme pressé.
Et maintenant encore, les baffles me font trembler dans ce réduit où je suis échoué avec Joey, ça ne m'aide pas à penser.
Ça y est, on y est. Dans le putain de Labyrinthe. Une pièce immense, dix ou quinze mètres de plafond et les projos et les spots qui nous éclairent comme des rock stars. Le plafond est noir, les yeux blancs brillent là-haut dans le ciel. Autour de nous, des parois d'acier de quatre mètres de haut limitent le champ de vision, dessinant des couloirs qui s'entremêlent, Labyrinthe à la con, délire minoen façon XXIème siècle. Ainsi, ceux qui sont au-dessus peuvent suivre nos évolutions dans ce délire. Les murs sont rayés, abîmés, un peu rouillés par endroits mais ça n'a pas l'air d'avoir tellement d'importance, parce que ça ne va pas nous permettre de les défoncer. Et soudain, un invisible au parleur se met à brailler :
- Bienvenue dans le Labyrinthe, messieurs. Il y a une sortie, et une seule... Seule règle du jeu, échapper au Minotaure qui vous guette. Si vous trouvez la sortie, bravo ! Jusqu'à maintenant, personne ne l'a jamais trouvée, alors bonne chance ! Ce sera peut-être vous...
Le tout sur un fond de musique de jeu télé. Quel goût...
Joey et moi sommes debout, appuyés aux parois. Autour de nous partent trois chemins, qui ont l'air de se diviser en plein d'embranchements... Et je remarque un truc curieux, il y a un rail dans le sol en plein milieu du chemin, un rail de guidage qui a l'air de suivre tous les méandres du laby... Pas le temps de m'interroger plus, Joey dit :
- Y a une méthode, on suit la paroi de gauche, c'est toujours comme ça qu'on s'en sort...
- Sauf si c'est un Labyrinthe à piliers.
- Ouais. Et puis on a un autre problème, c'est ce putain de Minotaure, tu sais à quoi il ressemble ?
- Aucune idée, je regarde jamais de snuff-movies...
- Alors on fait quoi ? On suit la paroi ?
- OK...
Joey et moi on commence à marcher, une espèce de vrombissement se fait maintenant entendre, j'ai mon flingue à la main au cas où l'autre Mino surgirait à l'improviste d'une pochette surprise ou d'un coin de couloir... Suivre la paroi de gauche, ne pas se casser la gueule, on se traîne lui et moi comme deux ivrognes, je n'ai jamais aimé les jeux télé, sauf peut-être les chiffres et les lettres et savoir qu'il y a des types qui vont me regarder errer pendant des heures en se marrant de mon incompétence me fait enrager. Pour la peine je lance une méchante grimace aux caméras qui ne doivent pas s'empêcher de nous suivre depuis le plafond, c'est quoi ce vrombissement, merde ? Des fois il se rapproche, des fois il s'éloigne... Une machine ?
Dans le ciel, un des spots décrit des cercles et de longues ellipses... Alors que tous les autres sont immobiles.
- Joey, mate !
Il lève les yeux et sourit :
- L'étoile, K ! L'étoile, c'est elle qui nous guide...
Au moment où il dit ça, le spot fonce assez loin et se met à tourner comme un dingue.
- Par là, dit Joey. L'étoile nous montre le chemin, ouais !
- T'es con, Joey. Le tarot c'est que des conneries, c'est un spot qui déconne, c'est tout...
Je crois que je manque de conviction quand je dis ça, mais je veux pas croire à un tirage aussi débile que celui de tout à l'heure, ça choque mon sens commun, mon oreille poétique et le peu d'humour qui me reste.
Lui, il s'en fout et il fonce en courant, essayant de se diriger aussi droit que possible vers le spot déréglé, oubliant peut-être qu'il se trouve dans un Labyrinthe et que la ligne droite n'est pas le meilleur moyen de progresser dans un endroit pareil. Tant pis, je le suis... Et le vrombissement se rapproche, se rapproche et... apparaît devant nous. Voici venir le Minotaure !
Je comprends maintenant l'utilité du rail de guidage... Le Minotaure, c'est une sorte de tour ronde, haute de deux mètres, montée sur roues, qui glisse le long du rail, une putain de machine. Et, tout le long du cylindre de la tour, à toutes les hauteurs, des lames tournent à grande vitesse, produisant le fameux vrombissement. Alors je bloque, pas longtemps, le temps de me rendre compte de ce qui s'approche de nous avec une lenteur calculée. Je pointe le gun et comme un con, je tire. Un coup, deux coups, trois coups, à chaque fois mon bras gicle en l'air à cause du recul et la grosse tour de métal noire méprise des petites balles et avance vers nous, impassible. C'est Joey qi a la bonne réaction, il fait demi-tour et court et je le suis et le truc nous suit. Rapidement, tous mes organes remontent et se bousculent dans mon oesophage, mes poumons s'épuisent à ventiler mon corps épuisé, je ne tiendrai pas longtemps. Le truc ne va pas très vite, et nous arrivons peu à peu à le distancer... Faux espoir. Joey percute une paroi devant moi. Cul de sac ! Et le machin qui nous suit ! Il faut revenir en arrière, nouvelle course au bord de l'effondrement physiologique, on arrive tous au carrefour en même temps, ou presque. On arrive à tourner avant que le truc nous bloque...
Quelques mètres plus loin, Joey s'arrête.
- Ça ne sert à rien de continuer comme ça... Il va finir par nous avoir.
- Tu veux faire quoi ? Du kung-fu ?
Il nie de la tête et regarde le ciel. Le spot tourbillonnant est au-dessus de nous maintenant ! Joey croasse :
- Suivre l'étoile !
Et le spot avance et va vers la gauche, Joey l'imite et, contraint et forcé, je suis. Au tournant suivant, il prend à droite, puis tout droit, puis je m'y perd et je me contente de suivre cet allumé qui garde les yeux au ciel. Et juste au moment où j'en avait marre de jouer à Pac-Man sans les gommes magiques, on arrive à un cul de sac.
- Ça a merdé, Joey, j'ai le temps de cracher avant que la paroi du fond ne s'efface, dévoilant une porte. Joey m'attrape et me traîne dehors et je me rends compte que l' intervention du joker nous a sauvés... Mat au Minotaure !
Exit.
On l'a retrouvé au bar, il était en train de hurler dans l'oreille du barman, peut-être qu'il voulait écouler le stock d'Acide, les vieux fonds de tonneaux. Alex se rapproche et s'assoit à côté, je l'imite. Il y a des hauts tabourets ronds, façon un peu américaine, tout est gris métallisé comme dans une pub des années 90. Alex est plus près du mec que moi, il doit entendre ce qui se dit. En ce qui me concerne, mes oreilles ne laissent plus passer que des sifflements. Puis je me rends compte que le type assis à ma droite m'observe. Alors je l'observe aussi. Il a une tête de play-boy mal rasé, avec d'horribles lunettes à verres jaunes. Porte une chemise à jabot ouverte et sale et un Jean noir. Ça doit faire un moment qu'il a pas vu la lumière du jour, lui. Il tient une fille sur ses genoux, une ado, encore une (il y a plus que ça) dont les beaux cheveux sombres ornés de perles métalliques renvoient des jolis reflets à la lumière, elle a l'air complètement faite et, abandonnée contre lui, lui caresse la poitrine d'un air distrait. De temps en temps, il lui dépose un baiser sur le front, mais on dirait presque que c'est un automatisme...
- On se connaît ?, je gueule.
- Vaguement, ouais ! Il répond. Je vous ai vu à une réception chez CBM, juste avant l'incendie du 20ème étage, vous vous souvenez ? C'était en Février...
Je hoche la tête. Il continue :
- Je m'appelle Joey Ferssen, je travaille pour MultiStim. Je suis acteur, chez eux...
Ce type a vraiment une tête de défoncé, mais son visage me dit quelque chose. Avant d'être une épave, il a dû être quelqu'un de reconnaissable, quelqu'un de vaguement familier, il me dit vraiment quelque chose, j'ai dû le voir dans un film en costumes façon XVIIIème, c'est ça, il avait l'air moins ravagé. Pauvre Joey...
Et pendant ce temps-là, Alex discutait avec Vouivre ; je pense que c'est comme ça qu'il m'aurait raconté le truc :
" Ce gars me prenait la tête ; il parlait avec le barman, ouais, et il lui disait qu'il allait lui refiler les stocks, mais je voulais savoir si c'était les stocks frelatés ou pas. Toi, t'étais occupé à tchatcher avec l'autre débris et tu t'en foutais comme de l'an quarante de cette mission, alors fallait bien que quelqu'un fasse quelque chose. Alors j'ai agi. J'ai posé la main sur son épaule et je lui ai demandé :
- Tu serais pas cousin de Fredericks Vouivre, toi ?
Il s'est tourné et m'a souri, très sharky dans son genre.
- C'était mon cousin, ouais. Mais il est un peu mort, buté par un petit connard dans un bled paumé.
- Ah ouais, je fais, très flegmatique et intéressé. Quelle coïncidence ! On ne s'attend pas à rencontrer des amis d'amis dans des endroits aussi pleins d'ennemis...
Il a souri, encore plus sharky. On aurait dit pub pour dentifrice pepsodent, une sorte de mannequin glacé, à peine humain. Le barman m'a maté de son regard jaune porcelaine (il a un il de verre). Et l'autre a demandé :
- Pourquoi tu nous écoutes ? Je suis un homme pressé, je fais des affaires et j'aime pas être espionné quand je parle, même quand il y a du bruit comme ça...
- Je m'intéresse juste à ce que tu fais, je dis. Je voudrais savoir si tu peux me vendre de l' Acide moins cher que les autres d'ici...
- Viens, alors, on peut faire affaire. On va discuter dans les salons d'en haut.
Alex s'est levé, suivant le mec, et m'a fait un signe. Je l'ai suivi et Joey a gueulé :
- Tu vas où ?
- Acheter de l' Acide...
- Je viens aussi...
Il largue la pauvre fille derrière lui, et on est tous partis pour les salons d'en haut.
- Qui t'envoie ?
Le mec me gueule ça en pleine face. Un autre gars me tient les bras... Pour des prunes. Je me sens tellement faible que je serais incapable de battre un caniche à la lutte romaine. Et puis il me fait chier l'autre nazi à cracher ses postillons sur les lunettes.
- Soyez plus polis !, je proteste.
Il me balance une torgnole. Les lunettes vont par terre avec un bruit métallique audible même malgré la techno.
- T'as dix secondes, il dit.
- Joey, aidez-moi, je gémis. Je déteste ce genre de scène...
Mais Joey est affalé, tournent les mouches. Il est complètement raide lui aussi, il regarde tout ce qui se passe d'un oeil fixe. Alors comme Alex n'est pas là et que je n'ai pas envie de me faire arracher un oeil par un méchant, je réponds :
- Je suis agent de sécurité pour CBM... C'est CBM qui m'envoie.
- Qui, chez CBM ?
Il s'apprête à frapper de nouveau. Malgré le détachement procuré par la drogue, j'ai mal, alors il faut que je réponde. Mais cette question est curieuse... Qu'est-ce qu'ils en ont à foutre ?
La main du nazi se lèvre, menaçant de prendre plein d'énergie cinétique à transformer en onde de choc et chaleur au contact de mon visage. Alors je réponds, bien sûr :
- Talès. Erwin Talès. Il veut s'assurer que Monsieur Vouivre est un client réglo.
Le nazi regarde son copain, derrière moi. Il hoche la tête, son copain me lâche, je percute le sol. Il ricane :
- Faut avoir plus de peps. Ca va bientôt être à toi...
Et malgré l'angoisse procurée par cette effrayante affirmation, je ricane bêtement et sans aucune dignité. C'est horrible de se voir soi-même dans un pareil état de déchéance...
Je bloque sur l'écran, les images s'impriment sur ma rétine pour laisser une sortie imprimante dans mon cerveau. Un zèbre se fait saigner par un lion et quelqu'un dit que c'est le meilleur zèbre du monde, le champion du monde des zèbres, l'alcool fait vraiment dire des conneries. Je suis au bord de la nausée quand le lion déchire la peau zébrée du zèbre pour y laisser des marques zébrées de rose, pas de rouge, la couleur de l'écran est mal réglée, je suis malade, je veux sortir de ce truc, merde...
Qu'est-ce que j'ai foutu de la voiture ? Il me semble l'avoir laissée à un coin de rue, recouverte de détritus pour faire camouflage. C'est ce que j'aurais dû faire, mais je ne sais plus si je l'ai fait ou si je me suis contenté de le penser. Difficile de distinguer la pensée des actes dans une situation pareille...
Vouivre, c'est une sorte de dragon, la Vouivre, non ? Mon Vouivre à moi en tous cas est un beau dragon des affaires, aussi vicieux que Smaug, aussi désireux d'amasser sous lui un tas d'or... J'ai l'impression de le voir à la place du lion qui tue le zèbre de la vidéo. Vouivre, la gravure de mode, le look homme d'affaire pressé et occupé. L' homme pressé, c'est comme ça qu' Alex l'a nommé une fois. Alex, ou moi, d'ailleurs ?
J'aime bien le whisky. Il devait y avoir quelque chose dans celui que Vouivre m'a servi, non pas il devait, il y avait quelque chose dans celui que Vouivre m'a servi. D'habitude, le whisky ne me fait pas cet effet d' Acide survitaminé. J'arrive à garder un peu conscience de ce qui se passe, d'habitude. Mais là... Je crois que je n'ai jamais été dans un état pareil.