Monsieur K. et les cataphiles
Cette aventure inédite de Monsieur K. n'a pas été écrite par moi mais par DiM (voir son site). Elle met en scène Monsieur K. dans le monde mystérieux des catacombes, qu'il a découvert dans Monsieur K. et la cité de métal.
Ce texte est (c) 2001 DiM
Monsieur K et les cataphiles
(une courte histoire de Monsieur Mouton)
J’appelle rarement Monsieur Mouton. En général, nous utilisons toujours le même espace virtuel : c’est un décor de bar, sordide, qui nous rappelle un endroit où nous nous retrouvions quand nous étions jeunes, pour parler de littérature, de femmes, et de la vie... Monsieur Mouton porte son éternel chapeau orange, quoique je soupçonne que ce ne soit plus le même que lorsque je l’ai connu. Il pose son verre de limonade devant lui. J’ai l’impression qu’en tendant la main à travers l’écran, je pourrais l’attrapper, à côté de mon bock de cerise noire.
- Hmmm... Oui, j’ai bien une petite idée, mais c’est vague, très vague, et puis cela date d’il y a longtemps...
Monsieur Mouton a l’air dubitatif. Mais je sens qu’il a envie d’essayer. Il sourit. Il finit par reprendre :
- Passe me prendre chez moi dimanche matin à neuf heures.
- On ne peut pas y aller avant ?
- Non. Ça ne servirait à rien. Le dimanche, il n’y a jamais personne dans le réseau. Si on a une chance de le trouver, c’est ce jour-là.
Une voix féminine se fait entendre hors-champ. Si c’était Alex qui écrivait, il retranscrirait sans doute tout, mais la décence m’en empêche... J’éteins l’écran. Il me reste à me procurer une lampe et à faire patienter cette ordure de Mandelbrot. Et à foutre en l’air encore un week-end pour le boulot.
Le dimanche, Monsieur Mouton m’attend à l’heure dite en bas de chez lui. Alex a absolument tenu à m’accompagner.
- Tu vas te perdre tout seul là-dedans avec lui. Il est plutôt nul comme guide. Et puis y a pas de raison qu’y ait que toi qui t’amuses. J’ai vu un reportage sur les catas, y paraît qu’il s’en passe de belles là-bas. Il nous a pas emmenés aux bons endroits la dernière fois.
- Quoi par exemple ?
Alex me regarde avec son sourire ironique. Il ne daigne pas répondre. Mais il a toujours le même air réjoui sur la figure depuis qu’il a arrêté de râler au sujet de l’horaire.
Monsieur Mouton ouvre le coffre. Il y fourre son sac et un gros levier en fonte.
- Bonjour Monsieur K. Bonjour Alex. Démarre et prends la première à gauche. Voilà, gare-toi là.
- Quoi, déjà ?
- Oui oui, j’ai rouvert une plaque juste à côté de chez moi, c’est plus pratique pour descendre. Mets-toi sur le passage piéton, ça nous camouflera un peu. Je sors le levier, j’ouvre la plaque, vous vous précipitez pour descendre dans le puits, je remets le levier dans le coffre, j’entre et je referme la plaque au-dessus de moi. Alex, tu descendras mon sac.
- Ho ! Pourquoi moi ? T’as qu’à le prendre toi-même, trou du cul.
- Il peut pas refermer la plaque s’il a un sac sur le dos, je fais.
- Ben t’as qu’à le prendre, toi.
Pendant que j’engueule Alex, Monsieur Mouton a déjà fait sauter la plaque de fonte, et il nous fait signe de nous dépêcher. Alex se suspend par les mains dans le trou.
- Prends quand même les échelons, fait Monsieur Mouton, il y a vingt mètres de vide là-dessous.
Je prends le sac, fourre ma lampe dans ma poche, et me voilà dans le noir, suspendu à des échelons rouillés qui me font mal aux mains... Je descends quelques mètres, j’ai déjà les bras tétanisés. En bas, Alex gueule :
- Qu’est-ce que vous foutez ? On va finir par griller la plaque si vous prenez tout votre temps comme ça !
La silhouette de Monsieur Mouton se dessine sur le maigre espace de ciel qui m’éclairait encore, puis j’entends le tampon reprendre sa place dans un crissement sinistre. Cette fois-ci, l’obscurité est complète... Je descends aussi vite que je peux, en évitant de marcher sur les pans de mon imper...
- Bon, dit Monsieur Mouton, on va essayer d’aller vers le nord. Si je me souviens bien, c’est par là-bas qu’il aimait le mieux se balader. Je crois que ce qu’on peut faire de mieux, c’est se promener et compter sur le hasard. Ce sera l’occasion de vous montrer des endroits sympas. On n’a pas tellement eu le temps, la dernière fois.
Alex lève ses yeux coquins :
- Alors, tu nous y emmèneras, cette fois !
- Où ça ?
- Ben à la salle des partouzes, tiens ! J’ai vu un reportage à la télé...
Monsieur Mouton éclate de rire. Moi, je connais Alex, je me retiens. Mais j’ai quand même du mal à m’empêcher de pouffer.
- Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?
- Tu aurais dû me prévenir... fait Monsieur Mouton. On est dimanche, aujourd’hui, y a pas de partouze... La salle est réquisitionnée pour les messes noires... C’est vraiment pas de chance !
Nous voilà partis, Alex grommelant dans sa barbe, et évidemment nous marchons pendant des heures sans croiser personne, vous connaissez le topo, je vous ai déjà parlé des catas... Le sol qui glisse, le plafond qui se baisse sans prévenir, les couloirs étroits, la lumière des lampes qui diminue...
Je pense que Monsieur Mouton est sincère quand il nous fait voir les endroits qui lui plaisent. Moi j’ai mal aux pieds (foutue idée de profiter du samedi pour me faire brûler des verrues plantaires...) et Alex s’emmerde ferme. Si on trouve notre bougre, il va falloir le tenir pour l’empêcher de se défouler...
À un moment, Monsieur Mouton nous fait faire demi-tour.
- Je sais, il dit. On va aller à la fontaine des Chartreux. C’est pas de tout repos, mais là-bas, on a une bonne chance.
Nous voilà repartis dans un couloir avec de l’eau jusqu’à la taille, puis à ramper sur des cailloux pour arriver dans une petite salle avec deux puits à eau verte et de gros blocs de calcaire cubiques.
Puis de nouveau une chatière, en hauteur celle-là, Alex pousse des cris de gorets en s’y faufilant, Monsieur Mouton des soupirs de plaisir, allez comprendre...
Et alors qu’on allait tourner à gauche, voilà un mec qui se pointe vers nous, le crâne rasé, en treillis militaire (j’ai eu le même à l’époque de mon service, mais je vous raconterai ça une autre fois), et qui s’adresse un peu vivement à notre guide :
- T’as ton laissez-passer ?
Six ou sept autres gars sortent de l’ombre, tous à l’avenant, pas très avenants, j’ai juste le temps de retenir Alex qui a déjà sorti un flingue, je lui murmure à l’oreille :
- Souviens-toi de ce qu’il a dit : pas de coups de feu dans les carrières. Ça pourrait faire s’effondrer de ciel.
Alex me regarde comme s’il allait m’égorger. Je ne sais pas si j’ai plus peur de lui ou d’eux. Monsieur Mouton est resté très calme.
- Bon, allez, ça va les mecs, je la connais votre histoire, c’est franchement pas très original. Je peux vous dire ce qui va se passer comme si je l’avais écrit moi-même.
Un des skins lui braque une grosse torche dans la gueule. L’autre a sorti un poignard.
- Alors t’as pas ton laissez-passer ? Tu sais que c’est dangereux de venir ici ?
- Mais bien sûr que j’ai mon laissez-passer, Karl. Il est dans mon sac.
Je m’empresse de tendre son sac à Monsieur Mouton. Je me rends compte au passage qu’il m’a laissé le porter pendant toute la descente.
- Comment tu connais mon nom ? Ho ! Tu me réponds !
Monsieur Mouton a ouvert son sac. Il est vide, à l’exception de son éternel chapeau orange. Il enlève sa frontale et chausse ce ridicule couvre-chef avec une assurance qui me rassure presque. L’un des skins sursaute :
- Hé, je le connais ! C’est Monsieur Mouton ! Regardez !
Il sort un gros bouquin de la poche de jambe de son treillis. Comme pour s’excuser, il bafouille :
- Entre deux tours de creusage de chatière, j’aime bien lire un peu. C’est Réminiscences 2012. Au chapitre du mois de juillet, on le voit, il emmène le héros dans les catas. Et c’est écrit « Merci à DiM pour les K-Tas » !
Un grand chauve avec une gueule de charcutier écarte les autres et s’approche de Monsieur Mouton. Il le regarde de haut. Alex me souffle :
- C’est le chef ! Y a qu’à descendre celui-là, les autres oseront plus bouger. Laisse-moi faire, putain, s’ils le tuent comment on va resortir ?
Mais je le cloue sur place d’un regard dont je ne me serais pas cru capable.
- Monsieur Mouton... fait le charcutier. DiM... Dimitri Mouton, hein ! Mais alors... Et il éclate de rire en assénant une énorme bourrade sur l’épaule du pauvre Monsieur Mouton, qui valdingue contre le mur.
- Ha ha ha ha ha !!! Dimitri Mouton !!! Puis, presque sournois : J’adore ce que tu fais.
- Moi aussi, Loto, répond Monsieur Mouton avec la même voix qu’il prend pour dire « je t’aime » aux jolies femmes.
- Qu’est-ce qui t’amène ici avec ces deux hurluberlus ?
- Je cherche Julien. Tu te souviens de lui ?
Dans le fond, mon regard croise celui d’un des skins, qui se camoufle derrière le reste de la bande. C’est lui ! Il n'a plus de cheveux, et quelques années de plus, mais je jurerais que c’est lui !
- Julien ? Qu’est-ce que tu lui veux à Julien ?
C’est à moi de répondre à cette question. C’est une longue histoire. Ça me renvoie à mes tout premiers temps à CBM. Une de mes premières enquêtes. Une histoire pourrie sur le financement de la boîte et l’obtention de ses premiers contrats. De l’argent sale, la mafia russe, deux cadres mis en cause. Vladimir Rimsky et Julien Korsakoff. Entre ces deux-là, c’était une entente parfaite. Ils travaillaient en totale harmonie. Mais je les tenais, j’avais les preuves. Il ne restait qu’à récupérer le CD de données et à remettre les deux gars au service intérieur, qui saurait les faire parler puis les faire taire. Je revois la scène.
Un soir d’été, on crève de chaud. Un quartier en travaux, dans l’est de la Ville, ma filature se termine. C’est le moment d’intervenir. Ils sont là tous les deux, en train de s’échanger quelque-chose à côté de la grosse bétonneuse. Rimsky tout petit, presque caché par la silhouette obèse de Korsakoff, avec ses cheveux en pétard, même pour les réunions avec le boss. Je sors de ma cachette, mon flingue en plastique réglementaire au poing.
- Les mains en l’air. Rendez-vous, la zone est cernée !
Korsakoff se baisse, derrière lui, Rimsky sort une arme et me tire dessus. Une brûlure à l’épaule gauche, mon imper est foutu... Je riposte. Je le rate aussi, évidemment, je transpire comme un bœuf, j’ai de la buée sur mes lunettes. Mais ma balle a touché le levier de la bétonneuse, qui se déverse sur Vladimir Rimsky dans un flot gris répugnant avec un bruit de vômi. Le béton à prise rapide, j’en avais entendu parler : Gaston en avait mis à la place de la farine dans sa pâte à crêpes. Mais la démonstration est plus impressionnante que la bédé...
Julien Korsakoff en a profité pour s’enfuir. Évidemment, l’équipe qui était censée boucler le secteur est en retard, le gars s’échappe.
En creusant le pâté de béton au marteau-piqueur, à part le cadavre de Rimsky, mort étouffé, on retrouve le CD compromettant. Une prime pour votre serviteur, assortie d’une réprimande officielle et d’une amende équivalente à la prime pour avoir laissé filer le deuxième. Puis on étouffe l’affaire et la vie continue...
Seulement voilà, avec le temps il y a des choses qui ne s’en vont pas. Korsakoff avait un double du CD – que Rimsky lui a remis justement ce soir-là. Et le moment venu, il l’a ressorti pour faire chanter CBM en espérant toucher le pactole. Les affaires ayant grossi, si l’attribution initiale des marchés est douteuse, CBM a toutes les chances de se faire rétamer dans un procès bien mené par la concurrence...
Alors me voilà dans les catacombes à la recherche de ce Julien Korsakoff – parce que je me suis souvenu que Monsieur Mouton avait rencontré dans cet endroit peu fréquentable quelqu’un qui lui ressemblait.
- Mouais, fait Loto. En principe, la bande protège ses membres. Julien nous a bien aidés par moments. Faut dire, il a des bons tuyaux. Et puis il creuse bien, et il rechigne pas à se traîner dans la boue. Mais il nous a attiré aussi pas mal d’emmerdes. Avec les flics, et surtout avec l’autre... Mais si maintenant CBM est de la partie, ça joue trop gros pour nous.
Julien a avancé. Malgré son crâne rasé, je le reconnais. Une vraie tête de faux jeton de l’est, avec des cicatrices sur la figure, que je ne lui connaissais pas.
- Allons, ironise Monsieur Mouton, pas toi, Julien ! Ça ne cadre pas du tout avec ton personnage !
Julien tremble comme une feuille.
- Rimsky n’est pas mort, finit-il par articuler. Lui aussi, il s’est réfugié dans les catas. C’est pour ça que j’ai intégré la bande de Loto... Pour me protéger de CBM – et aussi de lui. Il veut que je le venge... Que je fasse tomber CBM...
Il éclate en sanglots – j’ai presque envie de le consoler tellement il a l’air mal.
- Rimsky est enterré depuis des années, je lui dis doucement. Je l’ai vu mort de mes propres yeux.
- De toute façon, tu vas nous suivre, bille de clown ! gueule Alex. On est pas venus jusqu’ici pour t’entendre chialer !
- Oui, oui, je vous suis. Je vais vous rendre le CD.
- Et vite ! Oh et puis si on lui faisait cracher le morceau et qu’on le descende ici, ni vu ni connu, personne le retrouvera jamais.
- Non, Alex. CBM le veut vivant. Il y a une prime à la clef.
- Qu’est-ce que j’en ai à foutre de ta prime ! J’ai envie de me le faire, cette ordure !
- Et avec quoi tu crois que je vais payer ton billet pour le concert d’AC/DC, petit con ?
- Et en plus, prévient Julien, peu convaincu par mes arguments, il faut que je sois présent pour désenclencher le système de sécurité. Si jamais je disparaissais, les données seraient divulguées à tous les quotidiens – enfin, à ceux que CBM ne contrôle pas.
Alex lui fout une beigne :
- Avance !
- Et il faut que je sois intact... gémit encore Julien.
Nous prenons le chemin du retour. Loto et sa bande sont partis de leur côté, au pas cadencé. Nous marchons encore pendant très, très longtemps. À un moment, Alex s’écrie :
- Hé, y a un mec ici !
Il s’élance dans un couloir. Le voilà de retour au bout de dix secondes :
- Non... C’était un cul de sac. Y avait personne. Bizarre, j’aurais pourtant juré...
Je sens qu’il est à cran. Il est temps qu’on ressorte d’ici. On approche du puits de sortie. Soudain, il me semble aussi apercevoir une silhouette toute petite, un homme tout maigre, qui disparaît presque instantanément, Monsieur Mouton murmure « Vlad... », on entend un craquement de pierre brisée, et Monsieur Mouton me pousse de côté en criant « Attention ! », et une partie de la voûte s’effondre d’un seul coup, juste sur la sale gueule de Korsakoff. Monsieur Mouton essaie de le dégager, mais il n’y a rien à faire.
Dans la galerie noire, un filet de sang macule de rouge la pierre blanche. Ça aurait presque quelque chose de poétique, si je n’étais pas si crevé...
- Eh bien, je crois que tu viens de perdre ta prime, fait Monsieur Mouton.
- Putain ! Mon concert ! gueule Alex.
Il est déjà en train d’escalader le puits. On entend en haut la plaque gicler sur le trottoir comme si elle ne pesait rien. Monsieur Mouton et moi sortons à notre tour. Monsieur Mouton remet en place le tampon de fonte.
- Désolé pour ton enquête. Dans les catas, on ne peut jamais prévoir... Il te reste à trouver la cachette de Korsakoff - ou à réussir à étouffer l’affaire. Moi, je me charge de prévenir l’IGC de l’éboulement.
Je lui serre la main, et c’est comme deux craies frottées l’une contre l’autre tellement nous sommes sales. Alex s’est barré avec la caisse.
- Merci pour tout, Monsieur Mouton.
- Il faut bien s’entraider. On n’a pas des vies faciles.
DiM
Paris, lundi premier janvier 2001