La petite Dvern est sans doute le quartier le plus étrange de la ville. Ceux qui s'y aventurent le font à leurs risques et périls... C'est une sorte de quartier des plaisirs, un carnaval permanent, sur lequel règne le frère jumeau du prince de la ville.
La petite Dvern habite sa cour costumée et masquée, ses intrigues et ses assassinats.
Il n'y a pas de monnaie, dans la petite Dvern. A la place, on achète et on se vend au prix de l'Amance, une drogue si puissante qu'après y avoir goûté, il est impossible de s'en passer.


Petite Dvern, Amance et mort (nouvelle)

(c) 1996 par Laurent Kloetzer

Et je vous préviens, bande d'idiots ! N'allez jamais vous perdre dans la petite Dvern !

C'était ce qu'avait dit le quartier-maître avant qu'ils descendent du navire pour une permission de trois jours. Les choses se passaient ainsi, à bord du Prince Jaran, grand voilier de ligne Atlan. Le capitaine savait que les hommes aimaient le navire, il savait que les hommes n'allaient pas déserter. Alors il les laissait descendre plusieurs jours, sachant que si les hommes buvaient bien, dansaient bien et... mazette, si les hommes s'amusaient bien avec les filles, le reste du voyage serait plus facile pour tout le monde.

L'équipage se dispersa dans les rues de Dvern, en petits groupes, chacun partant s'amuser dans une taverne de sa connaissance, ou bien renouer une idylle avec une maîtresse, voire une épouse qu'il n'avait pas vue depuis plus de deux ans.
Dvern était le plus grand port sur la côte orientale d'Atlan et aussi une des plus grandes villes de l'Empire, donc du monde. Une ville démesurée, construite sur un cap rocheux s'avançant dans les flots rouges de la mer comme une grande patte griffue.
Le quartier du petit port offrait des milliers de distractions aux marins, des milliers d'occasions de brûler en trois jours leur solde de trois mois... Tavernes, cabarets, salles de jeux et bordels étaient là pour tenter le gabier aigri par des mois passés à ne voir que la surface mouvante de la mer et la ligne indistincte de l'horizon. Voilà qui changera de l'ordinaire du bord, des biscuits moisis, de l'eau croupie coupée de Lhurd et des bagarres de l'entrepont !

- Qu'est-ce que c'est que la petite Dvern ? demanda Corren à ses deux compagnons.
- Un endroit où tu n'oseras jamais aller, répondit Anton Melkus d'un ton sec.
Corren le foudroya du regard. Le vieil Americ, qui connaissait l'impétuosité du jeune Kelt, se dépêcha d'intervenir pour éviter une bagarre entre Corren et Anton :
- La petite Dvern est un sale quartier, bizarre et assez malsain. Ça devrait te suffire.
Corren ne l'écouta pas et dévisagea Anton d'un air sûr de lui. Bien que plus petit d'une tête que le grand gabier Arvien, il avait en lui toute l'assurance crâne et tout le courage du peuple Kelt :
- Pourquoi est-ce que tu as dit que je n'oserai jamais y aller ?
- Le coin n'est pas fait pour les jeunes blancs-becs comme toi, répondit Anton d'un ton méprisant.
- Pour une fois je suis d'accord avec lui, ajouta le vieil Americ. Allons plutôt dans le quartier Kelt...
Au moment où il disait cela, Americ sentit qu'il avait fait une erreur. Voyant un défi et voulant donc le relever, Corren répliqua immédiatement :
- Allons plutôt à la petite Dvern !
Amusé, un léger sourire au bout des lèvres, Anton dit doucement :
- Puisque tu veux tellement y aller...

La petite Dvern.
Quand ils demandaient leur chemin, les gens les regardaient d'un air bizarre. Mais Corren parlait d'un ton assuré qui contrastait avec son jeune âge. Il voulait tellement se prouver vis à vis d'Anton, il voulait tellement montrer sa bravoure et son courage... Et il marchait devant les deux autres, fier et droit, une lueur décidée dans le regard...

Ils arrivèrent face à la porte et Corren sentit pour la première fois que la petite Dvern était un endroit... particulier. Les trois marins se tenaient face à un grand portail qui s'ouvrait dans un mur barrant la rue. Une muraille de pierre noire de cent pieds de haut bouchait la rue étroite et se prolongeait de part et d'autre, en plein milieu de la ville. Et les portes, grandes ouvertes vers l'intérieur, laissaient voir que la rue continuait de l'autre côté, subtilement différente.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda Corren, intrigué. Pourquoi y a-t-il un mur ?
Americ décida de prendre les choses en main; il prit le bras de Corren et lui dit calmement :
- Je vais t'expliquer tout ça, et après nous allons nous rendre dans une bonne auberge pour boire un verre, d'accord ?
Corren ne répondit rien. Il regardait le portail grand ouvert avec fascination. De l'autre côté, la rue était déserte. Americ continua :
- La petite Dvern est un quartier emmuré. La muraille que tu vois l'isole complètement du reste de la ville, il n'y a que cette porte par laquelle on peut y entrer. D'après ce que je sais, c'est pour dissuader les gens de la ville d'aller y faire des promenades... On dit que c'est peuplé de riches, de nobles et de bourgeois qui viennent y dépenser leur argent dans des sales jeux interdits et qu'on y trouve toutes les sortes de filles que tu veux... Je sais pas ce qui est vrai dans tout ça, mais ce que je sais c'est que c'est aussi un coin dangereux... La garde ne va pas dans la petite Dvern, et quand tu rentres, tu n'es jamais sûr de ressortir. Il y a des fous qui vivent dans ce quartier... Fais-moi confiance, Corren. Tu as vu le coin, et maintenant on va boire un verre.
- D'accord avec lui, grommela Anton.
Corren détacha les yeux du portail et regarda les deux autres le regard brillant :
- Anton, je te parie deux mois de soldes que j'y reste jusqu'à demain à l'aube.
- Pauvre idiot !, dit Americ d'un ton sec. Tu n'as pas compris ce que je t'ai dit ?
Corren l'ignora et regarda Anton.
- Deux mois de solde ? Tu restes à l'intérieur jusqu'à l'aube ? Tu seras ressorti bien avant...
- Je te donne ma parole de Kelt que j'y resterai !
Anton paraissait amusé :
- Très bien. Deux mois de solde. Si tu ressors avant l'aube, tu viens nous retrouver à la Grande Auberge... Pour ça, je veux ta parole aussi...
Corren exultait.
- C'est d'accord.
Ils se serrèrent la main, le grand Arvien et le jeune Kelt, chacun défiant l'autre. Puis Corren courut et passa de l'autre côté du portail. Quand il l'eut franchi, il alla s'adosser au dos d'une maison et regarda les deux autres d'un air amusé.
- A la grande auberge ! cria Anton. Nous te verrons avant ce soir !
Americ regarda les deux hommes d'un air désolé :
- Pauvres cons, tous les deux autant que vous êtes.
- D'après ce que je sais ce quartier, il ressortira d'ici deux heures, dit Anton d'un ton assuré.
Et ils s'éloignèrent.

Corren regarda les deux hommes partir. Quand ils eurent tourné le coin de la rue et disparu à sa vue, son sourire s'effaça en partie... Il regrettait presque sa bravade, à cause de laquelle il allait passer seul une de ses trois journées de permission. Mais deux mois de solde ! Et il imaginait déjà le visage d'Anton quand il irait le rejoindre, demain à l'aube...
Il regarda autour de lui. Il était dans une rue comme les autres, avec des insulae de quatre ou cinq étages de chaque côté et le ciel gris et morne de cette matinée d'Hellindë au-dessus de sa tête. Rapidement, la rue tournait, ne lui laissant voir que trois ou quatre maisons. La reste de la petite Dvern lui était caché, mais ce qu'il voyait en ce moment n'était pas vraiment inquiétant. Il repensa aux paroles d'Americ. Un quartier pour riches qui veulent s'amuser... Un coin dangereux... Bah ! Il n'avait qu'à attendre là où il se trouvait. Il avait donné sa parole de Kelt, il ne ressortirait pas, mais rien ne lui interdisait de rester à l'entrée, n'est-ce pas ?
Il s'assit dos au mur d'une maison et resta pensif pendant une dizaine de minutes. Midi n'était pas encore passé, il allait avoir faim... Et il n'allait tout de même pas passer toute la journée et toute la nuit assis ici à ne rien faire ! Que risquait-il à faire une petite balade ?
Il se leva, vérifia que son couteau jouait bien dans sa gaine et s'engagea plus loin dans la petite Dvern. Et il ne vit plus le portail ni le reste de la ville.

La petite Dvern.
La rue qu'il emprunta déboucha sur une voie plus large et Corren s'arrêta brusquement. C'était donc de cela qu'il voulait parler, le vieil Americ, quand il disait que l'endroit était bizarre !
C'était une large rue, assez peu fréquentée... Mais quelle fréquentation ! Les passants étaient des hommes et des femmes, à moitié nus, vêtus d'un pantalon ou d'un pagne autour des reins, dont le corps et le visage étaient peints ou maquillé... Complètement stupéfait, Corren regarda une jeune femme, nue au-dessus de la ceinture, au visage et au corps peints entièrement de blanc. Ses yeux et ses lèvres étaient maquillés de rouge et ses seins étaient peints de la même couleur, vive et agressive. Il marcha vers elle pour lui parler mais son attention fut attirée par un gros homme à l'air fatigué au corps marqué de runes vertes et dont le ventre bedonnant tombait par-dessus la ceinture du pagne qu'il portait.
La femme s'éloigna de lui. Corren vit s'approcher un enfant nu entièrement peint de noir, dont les cheveux blonds contrastaient étrangement avec la couleur de sa peau.
- Un service, monseigneur ?
L'enfant tendait la main. Par réflexe, Corren prit une pièce et lui donna; l'enfant regarda l'étoile de bronze avec un air de mépris, la jeta par terre et s'enfuit en courant. Une étoile de bronze, c'était pourtant une pièce correcte !
- Vous semblez perdu, monsieur.
Corren, encore déboussolé, se tourna vers le nouvel arrivant qui venait de parler. Vêtu de braies à la Kelte et d'une chemise serrée, l'homme, grand et maigre, le dépassait d'une tête.
- Je... je suis un peu perdu, en effet.
Corren était fasciné par le masque de l'homme. Un masque de bois ou de papier, moitié noir, moitié blanc, avec la moitié noire souriante et la moitié blanche triste, comme les masques des acteurs Eryniens dans leurs comédies. Des cheveux courts et raides étaient visibles sur les côtés et il y avait un air de sympathie dans le regard que l'autre posait sur lui.
L'homme pencha un peu la tête de côté :
- Pourquoi me dévisagez-vous ainsi, monsieur ?
- Votre masque... Pourquoi portez-vous un masque ?
L'autre rit :
- Cet endroit n'est pas très respectable. Il nous faut nous cacher du reste du monde et du regard de l'Unique. Voilà ce qui se passe. Mais je ne me suis pas présenté. Je m'appelle Larme. Et vous donc ?
Larme ? Quel nom étrange...
- Je me nomme Corren, monsieur... Larme. Je... je cherchais un guide, pour me montrer la petite Dvern.
Larme prit un ton enjoué :
- Et bien, je n'ai rien à faire des prochaines minutes. Laissez-moi vous mener dans notre joli quartier ! La parade princière ne saurait tarder. Je vais vous guider.

Ils s'avancèrent dans la rue peuplée de gens peints; seuls Larme et lui étaient vêtus d'une façon conventionnelle, si l'on exceptait bien sûr le masque de Larme. Corren, abasourdi, se laissait guider par l'homme maigre.
Autour de lui, il découvrait des maisons aux murs peints de motifs floraux et de couleurs vives. Des arbres fantastiques semblaient pousser contre les murs, des tissus éclatants pendaient des fenêtres et des lampions de couleur venaient égayer la triste lumière de la journée, qui semblait maintenant subtilement différente à Corren.
- Cette rue est la plus belle de notre ville, dit Larme tout en marchant à grands pas Elle se nomme la voie des Corolles et c'est la rue préférée de notre Prince, pour marcher quand il revient du temple. Nous n'allons pas tarder à le croiser, d'ailleurs.

Au moment où Larme disait ces mots, Corren vit un étrange cortège se porter à leur rencontre. Des hommes et des femmes habillés comme des courtisans entouraient une silhouette blanche vêtue d'un long manteau de couleur crème et tous à par cette personne étaient masqués. Le regard de Corren fut d'abord attiré par le marcheur central, le prince comme il le comprit. Il était mince et entièrement vêtu de blanc, son visage était pâle et ses cheveux de la couleur de la neige. Mais ce qui attira immédiatement le regard de Corren et ce, malgré la distance, ce fut ses yeux. Ils avaient un éclat argenté, comme des larmes de mercure lumineux et Corren se dit que ces yeux ne devaient pas voir la même chose que ceux des autres hommes.
Il était entouré de personnages masqués, vêtus comme des princes ou comme des juges, mais leurs tenues semblaient étrangement anciennes et démodées à Corren. Ce cortège fabuleux paraissait sorti d'une gravure surannée... Il regarda passer un grand Oligarche vêtu d'une robe bleue et rouge et d'un masque métallique ou encore une belle courtisane en robe bleue portant un loup sombre pour cacher son visage... Mais la personne qui le fascina le plus marchait à la droite du prince. C'était une jeune femme, aussi noire que le prince était blanc. Une cascade de cheveux magnifiques, d'un châtain roux aux couleurs profondes tombait dans son dos et sur ses épaules. Elle portait un pantalon serré et une grande chemise d'homme, mais un voile noir et opaque tombait sur son visage. Elle devait être aveuglée, car un jeune homme à la peau basanée lui tenait la main pour la guider.
Quelque chose dans cette silhouette sombre fascina Corren; il ne sut dire si c'était la courbe sensuelle des hanches ou la démarche souple qu'elle avait, ou bien le mystère de ce visage dissimulé et cette magnifique chevelure, mais une fois que son regard se fût posé sur la jeune femme, il ne put plus l'en détacher et, automatiquement, il se mit à marcher pour suivre le cortège; il voulait savoir où elle se rendait, il voulait la voir, il voulait lui parler.
- Eh ! Monsieur !
La voix de Larme lui parvint comme dans un rêve.
- Je dois vous quitter, monsieur ! Mon maître a besoin de mes services... Mais écoutez ce bon conseil... La demoiselle Cleo est une trop belle fleur pour vous, et notre prince la garde jalousement...
Corren ne répondit pas et laissa ses pas le guider après le cortège... Il faisait maintenant partie d'une petite foule de gens aux corps peints qui suivaient les courtisans comme des valets suivent leurs maîtres... Puis tout le monde arriva devant les grandes portes d'un bâtiment de pierre et de verre et le prince, arrêté sur le pas de la porte, se retourna vers la suite du cortège. Le jeune homme qui tenait la main de la demoiselle Cleo et dont le masque représentait le visage de quelque félin se retourna aussi et dit d'une voix forte :
- Seigneurs et dames, courtisans et courtisanes, voici la décision de sa majesté le Domniam Jaran Daï Nelles, prince des chimères et roi évanescent de ce royaume de rêves... On ne jouera pas ce soir à l'hôtel du Kelt Repu, mais l'on ira danser ici même, dans les grandes salles de bal du palais, qui sera ouvert à tous pour le prix d'une petite bille à partir de la minuit... Que tous revêtent leurs plus beaux atours pour plaire au regard de mon sire.
Le prince ne disait rien, regardant la foule de ses yeux d'argent liquide, un sourire lointain sur le visage. Cleo se tenait debout à côté de lui, le voile couvrant son visage la rendant aussi distante qu'une mystérieuse prêtresse de la Grande Déesse... Puis les yeux du prince se posèrent sur Corren et un silence se fit et les courtisans s'écartèrent devant lui; Corren mit quelques instants à comprendre ce qui se passait. Son regard croisa soudain celui du Prince et ce dernier parla doucement :
- Approchez donc, mon ami.
Un sourire à la fois amical et moqueur se dessinait sur le visage allongé et blanc du Domniam Jaran Daï Nelles.
Corren hésita un instant et fit quelques pas en avant, se retrouvant au bas des marches. Gauchement, il s'inclina devant le prince puis se releva.
- Tendez la main, dit doucement le prince, si doucement que Corren pensa qu'il était le seul à avoir entendu.
Corren obéit et le Domniam posa quelque chose de sphérique au creux de sa paume. Le prince se retourna alors et passa le portail, suivit de quelques courtisans... Quelques instants plus tard, Corren eut l'impression de sortir d'un rêve. Il n'y avait plus personne sur la place, les grandes portes du palais s'étaient refermées faisant disparaître l'étrange Jaran Daï Nelles et cachant Cleo à sa vue. Une rafale de vent froid le fit frissonner, lui faisant d'autant ressentir la légère chaleur dégagée par la petite sphère qu'il avait dans la main.
Dépliant les doigts, il la regarda. De la taille d'un grain de raisin, c'était une petite bille de verre remplie d'un liquide rouge sang qui émettait une douce chaleur. Qu'était cet objet ? Que signifiait-il ?
Debout sur les marches du palais, observant la bille au creux de sa main, Corren fut dérangé dans ses pensées par des sanglots bruyants.
Il secoua la tête, essayant de chasser de son esprit la pensée de Cleo, puis il chercha d'où provenait le son.
Une petite silhouette était accroupie non loin de lui, dans un creux des marches, les bras serrés autour de son corps mince comme pour se protéger du froid.
Corren s'approcha doucement et s'agenouilla juste à côté :
- Eh ! Toi ! Pourquoi pleures-tu ?
Un visage recouvert au-dessus de la bouche par un masque vert fut levé vers lui; des larmes brillaient au coin des yeux verts également.
- C'est que je suis très malheureuse, monsieur.
La voix était celle d'une jeune femme et Corren s'étonna une fois de plus des vêtements des habitants de cet endroit. Elle était vêtue de pantalons bouffants et d'une grande veste de couleur vive et ses cheveux en batailles étaient plus ceux d'un garçon que ceux d'une jeune femme convenable... Corren ne s'attarda toutefois pas sur ces détails et demanda :
- Mais pourquoi es-tu malheureuse ?
Les larmes disparurent soudain des yeux verts alors que la jeune femme dévisageait Corren. Elle sourit soudain :
- Je ne le suis plus, maintenant !
Etonné par ce changement d'humeur, Corren se redressa et recula d'un pas. La jeune femme au masque vert se releva d'un bond et se tourna face à lui; elle dit, d'un ton gai et joyeux :
- Allons ! N'aie pas peur ! Nous allons nous amuser, toi et moi !
Elle parlait comme une jeune enfant, avec insouciance et légèreté.
- Je croyais que tu étais malheureuse...
- Ces choses-là vont et viennent, tu sais ! Je m'appelle Feu-follet et toi ?

Encore étonné par cette nouvelle rencontre, Corren se laissa prendre la main par Feu-follet. Bien que de petite taille, la jeune femme courait et bondissait dans les rues de la petite Dvern, traînant à moitié Corren dans un dédale de ruelles sombres dans lesquelles le soleil avait du mal à pénétrer. Puis, aussi brusquement qu'ils étaient partis ils s'arrêtèrent et pénétrèrent sous un porche, entrant dans une sorte de caveau éclairé par des petites lampes à huile. Feu-follet referma la porte derrière eux.
L'endroit ressemblait à une taverne, avec un long bar de bois sombre, des tables et des tabourets et le long du mur de gauche, une série de petites alcôves fermées par des rideaux. Le seul client était une sorte de bouffon, petit homme rabougri vêtu d'un grand chapeau rouge et jaune dont les pointes se terminaient par des grelots.
- Salut Gabo ! s'écria joyeusement Feu-follet.
Le petit homme souleva son couvre chef en direction de la jeune femme mais resta silencieux. Emmenant Corren derrière elle, cette dernière alla s'accouder au bar et cria :
- Burgos ! Sors de ton trou et donne-moi à boire !
Un gros homme portant un loup noir sortit d'une arrière-salle et alla se placer derrière le bar.
- Que veux-tu, petite clownesse ?
- Une grande bouteille de vin d'Esbôn et deux verres propres !
Du vin d'Esbôn ! Une telle boisson était bien au-dessus des moyens de Corren. Affolé, il tira la manche de Feu-follet :
- Eh ! Je ne peux pas payer cela !
- Mais qui parle de payer ?
La jeune femme avait l'air vraiment intriguée. Corren préféra ne rien dire de plus et regarda le barman leur donner une bouteille de verre noirci et deux verres de cristal.
Quand ils furent servis, Feu-follet lança un "merci !" retentissant et emmena Corren dans une des alcôves, meublée comme les autres d'une banquette et d'une petite table.
Elle posa la boisson sur la table et ferma le rideau. Une petite lampe à huile permettait d'y voir encore un peu, mais l'endroit était très sombre. Poussé par Feu-follet, Corren s'assit sur la banquette et observa les lieux. Il avait l'impression que, depuis son arrivée dans la petite Dvern, les événements allaient vite et étrangement de travers, comme si le monde était devenu sens-dessus-dessous. Il regardait Feu-follet remplir les verres de vin grenat et il ne comprenait pas... Lentement, il ouvrit la main et posa la petite bille sur la table.
- Ah ? Tu en as toi aussi ?
La jeune femme souriait.
- C'est bien, on va pouvoir en prendre !
Il n'osait plus rien dire, se laissant porter par les événements. Il ne comprenait pas cet endroit, mais on y trouvait des choses bien agréables, comme la chaleur de cette alcôve et le plaisir de boire du vin coûteux en compagnie d'une jeune femme, fut-elle étrange comme celle-ci...
Feu-follet lui tendit un verre, qu'il prit délicatement dans sa main calleuse de marin. Il n'avait pas l'habitude de boire dans des verres comme celui-ci...
- Buvons à notre rencontre, dit-elle. Je suis sûre que nous allons très bien nous entendre !
- J'en suis sûr moi aussi, dit Corren en souriant.
Ils burent. Corren savoura longuement dans sa bouche le goût fruité et sucré du vin d'Esbôn. C'était un vin de riches, qui n'avait pas l'âpreté des vins qu'il buvait avec Americ ou avec Anton... Quand il leur raconterait ! Cette soirée s'annonçait vraiment très bien... Et puis avec sa grande bouche et ses yeux rieurs, Feu-follet était bien jolie...
- Tu es ici depuis longtemps ?, lui demanda-t-elle. Je ne me souviens pas t'avoir déjà vu et tu ne portes pas encore de masque...
Corren la regarda, essayant de paraître assuré. Autant il avait osé montrer son manque d'expérience à Larme, autant il en avait honte devant la jeune femme... Il décida de mentir un peu :
- Je suis ici depuis une semaine... Mais je ne viens pas souvent dans cette partie de la petite Dvern...
Elle hocha la tête. Les mouvements de Feu-follet paraissaient tous exagérés, comme si elle agissait sur une scène de théâtre populaire.
- Si je ne porte pas de masque... C'est que je n'en ai pas besoin.
- Le prince t'y a autorisé ?
La question le surprit un peu. Le prince de cet endroit décidait donc de qui devait porter des masques et qui ne devait pas ? Quelle drôle de coutume...
- Oui.
Puis, pris d'une inspiration subite et se souvenant du geste du prince à son égard, il ajouta :
- Je suis devenu son ami...
Feu-follet fronça brusquement les sourcils et se recula un peu :
- Son ami-ami ?
Que voulait-elle dire ?
- Non, non ! Juste son ami.
Elle sourit en grand. Puis Corren comprit... Le prince devait être bougre, préférer les hommes aux femmes. Elle avait dû croire que... Il s'empressa de la rassurer en posant sa main sur celle de Feu-follet et en se rapprochant un peu d'elle.
Il désigna la bille :
- C'est pour ça qu'il me l'a donnée, tout à l'heure...
- Tu en as de la chance, ce n'est pas facile de devenir l'ami du prince... Tu seras au palais, ce soir ?
A nouveau une question dangereuse... Puis il trouva la réponse :
- Non, mon habit n'est pas prêt... C'est pour ça que je ne me suis pas montré.
Au fond de lui, Corren se dit qu'il était peut-être un peu dangereux de se lancer dans autant de mensonges pour le joli sourire de cette jeune femme, mais il était trop tard... Il fallait toutefois qu'il fasse dévier la conversation. Ce fut Feu-follet qui lui en fournit l'occasion :
- Et qu'est-ce que tu faisais comme métier, avant de venir ici ?
La question idéale ! Corren se lança dans une description imagée et enthousiaste de son métier de marin, ce qui sembla fasciner Feu-follet. Elle lui prétendit qu'elle n'avait jamais vu de bateaux ! Alors qu'elle vivait dans un port ! Lorsqu'il lui parla de la tempête qui avait secoué le prince Jaran avant leur arrivée à Dvern, elle était suspendue à ses lèvres... Et elle fit une remarque qui étonna Corren :
- Quels beaux rêves tu dois pouvoir faire avec tout cela !
Et comme le temps passait, Corren et elle vidaient peu à peu la bouteille de vin. Il s'était rapproché d'elle et avait fini par la prendre dans ses bras... Elle n'avait pas vraiment résisté. La conversation devenant languissante, Corren décida qu'il était temps de l'embrasser, puis éventuellement de chercher un endroit où aller se coucher. Il mit en pratique la première partie de sa décision et la jeune femme enleva son masque pour mieux répondre à son baiser. Ils étaient tous les deux à moitié allongés sur une des banquettes de l'alcôve. Mais lorsqu'il voulut recommencer son baiser, Feu-follet l'arrêta.
- Attends. Pas comme ça...
Elle se redressa un peu et sortit une petite bille similaire à celle de Corren de sa poche. La saisissant entre ses doigts, elle la serra et la bille se brisa en fins éclats de verre qui lui entaillèrent légèrement les doigts. Le liquide rouge et épais qu'elle contenait s'écoula dans le verre. Soigneusement, elle retira un petit bout de verre qui était tombé dans le liquide puis elle recommença l'opération avec la bille de Corren, en la vidant dans le verre de ce dernier. Corren remarqua que ce n'était pas la première fois qu'elle devait faire cela car des petites cicatrices très fines marquaient le bout des doigts de la jeune femme. Mais quel était ce liquide contenu dans les billes ? On aurait dit du sang, ou alors une sorte de liqueur épaisse... Feu-follet prit la bouteille de vin et en versa dans les verres, mélangeant le vin à l'étrange liqueur. Puis elle tendit son verre à Corren :
- A la tienne !
Elle leva le sien et but; Corren l'imita avec un temps de retard; le goût du vin était encore plus sucré et il avait un arrière goût indéfinissable...
Feu-follet repoussa Corren contre la banquette et s'allongea contre lui et ils s'embrassèrent de nouveau. Corren ne comprenait pas tout, il pensa que la liqueur devait être une sorte de drogue... La langue de Feu-follet avait un goût un peu sucré... Il se dit qu'il allait falloir partir d'ici mais une grande torpeur le recouvrait. La jeune femme cessa de l'embrasser et s'allongea contre lui; lui-même ne se sentait plus la force de se lever... Un poids énorme pesa sur ses yeux, il faisait chaud, il était bien.
Il s'endormit.

Tout était rouge, d'un rouge profond et riche, comme si du sang avait coulé devant ses yeux... Il se sentait poisseux, englué dans le sommeil, recouvert d'une pellicule épaisse et collante... Du sang, il était recouvert de sang ! Il s'affola, essaya de bouger, de se dégager...
- Calme-toi ! Ce n'est rien, calme-toi !
C'était la voix de Feu-follet, douce et tranquille, elle n'était pas loin de lui. Il essaya de se calmer, de se rassurer. Il avait une odeur de sang dans les narines et un goût de sang sur sa bouche... Ça lui donnait envie de vomir.
- Ce n'est que ton imagination... Son imagination ? Il respira profondément, griffa le sol de ses mains, enfonçant ses doigts dans la terre... Il était allongé à même la terre ? Que... Le sang ! Le sang le recouvrait ! Il ne devait pas se poser de questions, il devait se calmer, se calmer...
Le contact avec la terre fut bénéfique, c'était comme s'il touchait son pays natal, les plaines grasses de la région Koronienne, sa pierre friable et ses arbres centenaires... Puis le sang disparut peu à peu et la sensation d'être englué avec lui. Il était dans l'obscurité, quelque part dehors, allongé par terre... Et il était à moitié nu et une jeune femme à la peau douce était contre lui. Les ténèbres l'empêchaient de la voir mais il savait que c'était Feu-follet. Il l'embrassa et la caressa... Aucun vêtement ne la couvrait. Lui même n'avait plus que ses braies...
- Que... que se passe-t-il ?
Feu-follet lui posa un doigt sur la bouche :
- Chut... Plus tard.
Ils s'embrassèrent encore et encore, puis Corren fit passer la jeune femme en dessous de lui et ils firent l'amour sur un sol de terre meuble et de branchages. Corren se sentait plus assuré, plus fort, plus viril qu'avec les autres filles qu'il avait connues, et quand, une fois leur passion consumée, il la prit dans ses bras, elle ne se moqua pas de lui ni de son jeune âge... La voix de Feu-follet murmura :
- Dis-moi des choses douces...
Elle se blottit contre lui; Corren la prit tendrement dans ses bras et il sentit soudain qu'il risquait de tomber amoureux de cette jeune femme... Alors il lui parla doucement et la berça un peu en lui chantant une vieille ballade Kelte qu'il connaissait. Puis le silence se fit et Corren s'assoupit quelques instants.

Ce fut un mouvement de Feu-follet qui le réveilla.
- Qu'est-ce que tu fais ?
La voie enjouée de la jeune femme lui répondit :
- Eh ! On ne va tout de même pas dormir ici !
Elle claqua dans ses mains et Corren fut ébloui. Une petite boule lumineuse venait d'apparaître entre ses mains et s'envolait au-dessus d'elle un peu comme une feuille embrasée soulevée par la chaleur du feu.
Et Corren reprit brusquement conscience qu'il se trouvait en forêt.
Autour de lui, des arbres se dessinaient dans la lueur incertaine de la flamme que Feu-follet avait fait apparaître... Par l'Unique, que faisait-il ici ? Et ce n'était pas le moindre de ses étonnements. Feu-follet avait changé... Elle était, lui semblait-il, un peu plus gironde que quand il l'avait serrée contre lui dans le bar, elle paraissait plus féminine... Et surtout, sa peau était verte ! Du même vert végétal que le masque qu'elle portait avant. Son visage était vert, ses cheveux étaient vert foncé, ainsi que ses lèvres et le bout de ses seins et ses yeux verts brillaient dans un visage vert !
- Mais... qu'est-ce qu'il t'est arrivé ?
Elle rit :
- Regarde-toi toi même !
Il se regarda et vit que son corps était couvert de tatouages en spirale comme ceux des guerriers Kelts, comme ceux du guerrier qu'il voulait être quand il était enfant. Et il lui sembla être plus grand, plus fort que d'habitude...
Le regard de Feu-follet se fit soudain plus sérieux :
- Corren, c'est la première fois que tu bois de l'Amance, n'est-ce pas ?
- De l'Amance ?
- Le liquide que j'ai versé dans le verre, qui était dans la petite bille...
Il hocha la tête, vaguement inquiet :
- Oui, c'est la première fois... Mais pourquoi est-ce que nous sommes ainsi transformés ?
- C'est le pouvoir de l'Amance, Corren... Elle nous fait tels que nous voulons être au fond de notre coeur...
- Et... Nous allons rester tout le temps comme ça ?
- Tant que nous rêvons, nous restons comme ça.
Corren la regarda, légèrement surpris et resta silencieux. Feu-follet se leva et se drapa une ceinture de feuilles autour des hanches. Elle semblait pensive. Puis elle le regarda de nouveau :
- Sais-tu où nous sommes ?
- Je me le demandais, en fait...
- Nous sommes en train de rêver, Corren, dans un rêve provoqué par l'Amance. Tu sais, les rêves sont souvent étranges et chaotiques. Et bien l'Amance permet de faire des rêves "stables", des rêves où l'on peut se rencontrer, des rêves où l'on peut revenir d'une fois sur l'autre... Celui-ci est mon rêve stable. Chaque fois que je m'endors en prenant de l'Amance, je viens ici... Tu comprends ? A moins que quelqu'un m'emmène dans son rêve comme j'ai fait avec toi...
Corren hocha doucement la tête, puis se pinça brusquement; il ressentit une vive douleur.
- Pourtant je souffre !
- Ces rêves sont comme le veut la personne qui les fait... Ils peuvent ressembler au monde comme ils peuvent ne pas y ressembler... Viens, je vais te montrer. Habille-toi.
Il regarda autour de lui mais ne put trouver son pantalon. Feu-follet rit et un pantalon apparut devant lui, ainsi qu'une chemise et des chaussures de marin.
- Tu vois, lui dit-elle, dans mon rêve, je peux faire ce que je veux, faire apparaître les choses que je veux et faire disparaître celles que je veux... Tout ce que je veux peut exister... Suis-moi...
Corren s'habilla rapidement puis se leva et marcha derrière la jeune femme. La boule de lumière qu'elle avait lancée avait disparu, mais par contre elle-même était devenue légèrement lumineuse et elle guida Corren dans le sous-bois. Corren n'arrivait pas à y croire, pourtant l'évidence était devant ses yeux... Trébuchant sur les racines, il vit devant lui Feu-follet tourner derrière un gros tronc puis disparaître. Il l'imita et se retrouva dans une grande pièce au sol de marbre, complètement désorienté. Il n'y avait plus de forêt, juste des bas-reliefs représentants des arbres sur le mur derrière lui. Feu-follet rit :
- Tu devrais voir ta tête ! Là, nous avons changé de rêve... On est dans le rêve qui relie tous les autres et autour duquel tous les autres rêveurs de la petite Dvern ont bâti leur rêve à eux... On est dans le palais-chimère, le rêve du prince.
Corren regarda autour de lui. Au-dessus de sa tête étaient suspendu des lustres de cristal pleins de lumières. Sur sa droite, des portes-fenêtres donnaient sur un jardin recouvert par la nuit. On aurait dit une salle de bal de conte de fée, avec des miroirs partout et de magnifiques peinture au plafond...
Riant encore, Feu-follet frappa trois fois dans ses mains. Des musiciens venus de nulle part apparurent alors à un bout de la salle et se mirent à jouer une valse. La jeune femme au corps vert s'élança alors en tourbillonnant au milieu de la pièce, Corren se dit qu'il devenait fou. Il cria :
- Assez !
La musique se tut instantanément et les musiciens disparurent. Feu-follet s'arrêta net :
- Que se passe-t-il ?
Il regarda autour de lui, perdu et désorienté :
- Je ne comprends plus rien, il faut que je sorte d'ici ! Fais-moi sortir !
Feu-follet sembla indécise. Corren vit alors une porte ouverte dans le mur de la pièce, non loin de lui et il s'élança dans cette direction. Feu-follet sur ses talons, il courut dans un grand couloir au sol de marbre... Il voulait sortir, sortir ! Et soudain, une autre porte entrouverte apparût dans un mur du couloir, et la silhouette noire de Cleo lui fit un signe. Elle ne pouvait le voir et pourtant son visage voilé de noir était tourné vers lui... Il courut vers elle, elle lui ouvrit la porte en grand.
Trop tard, il entendit la voix de Feu-follet qui lui criait :
- Corren ! Non ! Pas par là ! C'est le rêve de...
Et la porte se referma, le laissant dans une obscurité complète.

- Mademoiselle Cleo ?
Sa voix résonna. Il devait être dans une grande pièce... Mais où ?
- Mademoiselle Cleo ?
Personne ne lui répondit. Il crut toutefois entendre comme un frottement dans les ténèbres, comme si quelque chose avait bougé déplaçant une masse d'air considérable... Il se retourna et chercha à ouvrir la porte derrière lui, mais il n'y avait plus de porte. Il n'y avait plus de mur, en fait... Il recula de dix pas sans rien sentir derrière lui, et le sol sous ses pieds était devenu pierreux et accidenté. Corren commença à prendre peur... "C'est le rêve de..." avait crié Feu-follet, et il n'avait pas entendu la fin. Il était dans le rêve personnel de quelqu'un, mais ce quelqu'un pouvait être n'importe qui... Et soudain, il se dit que tout le monde n'avait peut-être pas des rêves forestiers ou bucoliques comme ceux de Feu-follet.
Il y eut un grondement, et la terre trembla un peu... Corren fut maintenant certain qu'il y avait des gens autour de lui. Il se retourna et se mit à courir, et il sentit quelque chose le toucher. Un bras ? Une arme ? Il ne savait pas et ne voulait pas savoir... Puis une main lui saisit le bras, il en était sûr ! Il se battit comme un damné pour se dégager, mais d'autres bras le saisirent, il était entouré par une nuée de lutteurs silencieux... Il lança des coups de poing et de pieds, pour ne rencontrer que le vide. Il fut immobilisé, soulevé, et des chaînes se refermèrent avec un claquement autour de ses poignets et les mains le lâchèrent et il se retrouva pendu par les bras dans le vide. Affolé, il essaya de se dégager, mais cela le fit se seulement se balancer. Où était-il ? Il voulait voir, voir quelque chose au moins, voir ce contre quoi il voulait se battre !
- La mort en rêve est possible.
Une voix sourde et grondante avait parlé.
- Qui es-tu ? Cria Corren. Montre-toi !
La voix grondante lui répondit calmement :
- Je suis Dragon.
Une lueur de braise baigna soudain la pièce, et Corren vit qu'il était suspendu au plafond d'une grande caverne et que face à lui se trouvait la créature la plus grande qu'il n'ait jamais contemplée... Au bout d'un cou immense se trouvait une tête triangulaire énorme, aussi haute que lui debout et longue comme une vergue de navire. La créature avait des pattes monstrueuses, un corps colossal et des ailes assez grandes pour masquer le ciel... Et le Dragon gigantesque ouvrit sa gueule et s'avança vers Corren. Ce dernier essaya de se balancer pour échapper aux dents longues comme des coutelas qu'il apercevait mais en vain, et la mâchoire colossale se referma sur lui...
Tout explosa alors en un kaléidoscope de douleur. Il lui sembla que des milliers de poignards transperçaient son corps, que sa peau toute entière était soumise à la flamme d'une forge. Puis il eut l'impression d'être tordu et secoué comme un homme ballotté et écrasé par la tempête... Il ne voyait plus rien, n'entendait plus rien, même plus sa voix qui hurlait à s'en briser les tympans, même plus le craquement de ses os et de sa chair qui se déchiraient... Il ne faisait que sentir, et sans s'évanouir, il subit des vagues et des vagues de douleur sur tout son corps, en de longs allers et retours... Et la mort ne venait pas...
Puis enfin, la douleur diminua, et, le corps brûlant et souffrant, ayant l'impression de saigner par tous les pores de sa peau, il se retrouva suspendu à ses chaînes, se balançant devant la gueule du Dragon. Son corps paraissait intact... Pourtant la souffrance restait vive...
- Jure que dorénavant, tu m'appartiendras et m'obéiras en tout, pauvre humain... Si tu ne jures pas cela, je recommencerai, encore et encore... Si tu jures, la douleur cessera.
L'esprit de Corren, aveuglé de souffrance, ne pouvait plus réfléchir. Et pour faire disparaître sa souffrance, pour chasser la douleur, il jura.
- Je t'appartiendrai et t'obéirai en tout, Dragon. Je le jure...
La voix gronda alors de nouveau, légèrement amusé :
- Bien ! Je vais te donner une petite récompense, et alors tu pourras ressortir.
La douleur disparut.

L'obscurité revint et Corren sentit que le Dragon avait disparu. Les chaînes le firent descendre en cliquetant et le déposèrent sur le sol sans le libérer... La pierre avait disparu, il n'y avait plus que des draps sous ses genoux.
Des draps ? Il en était sûr. Il aurait voulu tendre les mains pour les toucher mais les chaînes l'en empêchaient...
Et puis la lueur de braise réapparut, plus douce, provenant d'une large cheminée, sur sa droite, un peu comme celle de sa maison natale à Einarren. Et Corren se rendit compte qu'il se trouvait agenouillé près du pied d'un lit qui ressemblait beaucoup à celui de ses parents... Et il y avait quelqu'un sur le lit, une jeune femme en face de lui, le visage voilé. Elle portait un pantalon et une chemise noirs, mais ses pieds et ses mains étaient nus, et il ressentit pour elle un violent désir... C'était sa cousine Dora, celle avec qui il avait fait pour la première fois l'amour, quatre ans auparavant, lors des feux de Beltane, et c'était Cleo en même temps. Dora, il se souvenait, il avait dansé en la serrant contre lui, caressant ses rondeurs au travers de sa robe, et, excité, ils étaient rentrés chez lui et ils avaient roulé sur le lit de ses parents, s'embrassant passionnément, tous les deux ivres de vin et de danse. Puis, profitant de l'autorité de son âge, elle avait dix-huit ans, lui quinze, elle l'avait repoussé et s'était déshabillée lentement devant lui, fou de désir... Et elle l'avait retenu aussi longtemps qu'elle avait pu, jusqu'à ce qu'il se jette sur elle...
Et là, devant lui, Cleo ou bien Dora recommençait à se déshabiller... Corren n'arrivait plus à faire la part des choses, il ne savait plus s'il venait de danser où s'il se trouvait à la merci de Dragon... La musique Kelte résonnait encore dans sa tête et la chaleur de la bière et du vin coulait dans ses veines... Cleo/Dora ouvrit sa chemise et l'enleva lentement dévoilant peu à peu la rondeur de ses seins et Corren tira sur ses chaînes pour s'avancer vers elle, pour l'embrasser pour la dévorer, pour la clouer au lit, mais les chaînes l'entravaient et le retenaient, et lentement Cleo/Dora ouvrit les boutons de son pantalon, commençant à le faire glisser...
- Libère-moi ! Libère-moi !
Il avait envie d'elle, il voulait se jeter sur elle, il voulait la dévorer. Les bracelets des chaînes entaillèrent sa peau alors qu'il tirait dessus et il vit les hanches de Dora et l'ombre de son ventre...
- Détache-moi, Dora, je t'en prie, détache-moi ! Je t'en supplie !
Elle s'agenouilla devant lui, son voile noir cachant son visage. Sa poitrine se soulevait sous l'effet de sa respiration, Corren ne pouvait détacher son regard de ce corps nu...
- Dora ! Je t'en supplie !
Et alors une étrange voix de femme dit doucement :
- Je ne suis pas Dora, Corren, je suis Cleo !
Et elle rit, d'un rire qui se transforma progressivement en un grondement sourd, et Corren sut que c'était Dragon qui riait...
Alors, tordu de colère et de désir, il essaya une nouvelle fois de se dégager et tout devint noir.

- Corren ?
Corren essaya d'ouvrir les yeux. Il se sentait faible et malade.
- Corren, ça va ?
Il réussit à jeter un regard autour de lui. Il était dans une petite pièce sombre et crut un instant qu'il se trouvait dans la cabine qu'il partageait avec Anton, Americ et neuf autres gars sur le Prince Jaran, mais il finit par reconnaître l'alcôve où Feu-follet l'avait emmené.
Et la jeune femme était penchée sur lui, l'air inquiet. Elle avait remis son masque vert et sa peau avait retrouvé une couleur normale.
- Ça va...
Sa voix était pâteuse. Feu-follet parla avec un ton plein d'urgence :
- Il faut que tu t'en ailles, Corren, il faut que tu partes... Maintenant ! Tu n'es pas fait pour la petite Dvern ! J'ai fait une horrible erreur en te faisant prendre de l'Amance... J'aurais dû comprendre que tu n'en avais jamais pris !
Corren acquiesça et se releva doucement.
- Nous ne sommes plus en train de rêver, là ?
- Non, c'est fini...
- Alors sortons.

A moitié soutenu par Feu-follet, il réussit à sortir dans la rue. Et l'air frais de la nuit lui fit du bien, chassant les bribes de cauchemar qui le parcouraient. Il savait une chose, il devait partir, quitter cet endroit.
Elle le guida le long des rues, lui fit retraverser la voie des Corolles et le mena dans la rue en courbe qui débouchait sur le portail. Une fois à la porte, elle le regarda dans les yeux et lui dit :
- Pars, Corren, et ne reviens jamais... Oublie tout ça, et tout ira bien. Retourne voir tes amis.
Elle lui sourit. Il essaya de l'embrasser, mais elle s'enfuit et partit en courant. Quand elle fut à une vingtaine de pas de lui, elle se retourna et cria :
- Adieu !
- Adieu, Feu-follet !
Puis elle s'enfuit et disparut au coin de la rue. Debout à côté du portail transperçant la muraille qui ceignait la petite Dvern, Corren resta pensif et regarda autour de lui, cherchant ses amis. Il avait perdu son pari... Voyons, il fallait qu'il trouve la Grande Auberge, maintenant...
Il s'engagea dans les rues obscures de Dvern.

A peine avait-il fait dix pas qu'il entendit une voix derrière lui.
- Psst ! Corren !
Il se retourna pour se retrouver face à la maigre silhouette et au masque mi-gai mi-triste de Larme. Il resta immobile, surpris, pendant moins d'une seconde. Ce qui suffit à Larme pour lui lancer un violent coup de poing au creux de l'estomac.
Le souffle coupé, au bord de la nausée, Corren, complètement surpris, tomba en arrière. Larme dégaina alors une longue épée et la pointa sur lui :
- Désolé, sire Corren. Rien de personnel... Mais quelqu'un veut vous voir, alors vous devez me suivre. Et si vous ne me suivez pas, je vous tue...
Se relevant doucement, les mains sur son ventre, Corren se releva. La pointe de l'épée de Larme suivait ses mouvements. Il sentit soudain que Larme, effectivement, n'hésiterait pas à le tuer...
- Pourquoi faites-vous cela, Maître Larme ?
- J'ai eu de mauvaises fréquentations... Marchez devant.

Et Larme le fit retourner dans la petite Dvern. Il avait cru échapper à cet endroit, mais il comprit soudain qu'une fois qu'on y avait mis les pieds, il devenait impossible de repartir... Le piège se refermait sur lui.
Larme le mena dans une ruelle obscure, pour le faire entrer dans une maison aux fenêtres fermées par des volets. Il se retrouva dans une pièce nue, avec Larme derrière lui et en face de lui un homme qu'il avait déjà vu dans le cortège du Prince. Grand, large d'épaules, un masque métallique lui recouvrait le visage, le dissimulant entièrement à part des yeux gris et froids. L'homme était vêtu de la robe rouge et bleue des Oligarches et il dégageait une aura de puissance et de pouvoir.
Il y eut quelques instants de silence, puis l'homme parla d'une voix sourde, qui sonna étrangement à l'oreille de Corren :
- Tu es mon serviteur, maintenant, Corren.
Corren regarda l'homme d'un air de défi et lui lança un juron en Kelt.
L'homme prononça alors trois mots qui résonnèrent comme des coups de tonnerre et qui créèrent une tempête rouge dans l'esprit de Corren :
- Je suis Dragon.
Et dans l'esprit de Corren résonna une phrase terrible... Un serment prononcé en rêve, mais qui prenait soudain une signification horrible et puissamment réelle. "Je t'appartiens et te servirai en tout, Dragon, je le jure"... "Je t'appartiens et te servirai en tout, Dragon, je le jure"... "Je t'appartiens et te servirai en tout, Dragon, je le jure"... Il essaya de chasser ce souvenir, de chasser ce serment, mais il sentit qu'il ne le pouvait, qu'il était lié par des chaînes attachées non à son corps mais à son âme...
- A partir de maintenant, tu m'obéiras complètement. Je te donnerai juste assez d'Amance pour que tu ne souffres pas du manque, et la seule pensée qui te traverseras sera de m'obéir...
Corren lutta, mais il sentit sa bouche se tordre et, malgré lui, il prononça :
- Oui. La seule pensée qui me traversera sera de t'obéir.
Il entendit alors la voix de Larme derrière lui :
- Vous êtes vraiment un beau salaud. Je...
- Tais-toi !
Regardant Corren dans les yeux, Dragon dit :
- Tu suivras Larme jusqu'en face du palais. Là, tu attendras l'aube, jusqu'à ce que Cleo sorte, c'est compris ?
Corren hocha la tête malgré lui.
- Sors, alors. Larme, guide-le !

Ils retournèrent dehors. Corren sentit son esprit s'éclaircir, et ce qu'il constata était horrible. Il ne pouvait pas ne pas suivre Larme, cela lui était impossible ! Il était lié comme par des chaînes... Il pouvait penser, il pouvait parler, mais c'était la volonté de Dragon qui guidait ses gestes...
Larme marcha à côté de lui :
- Vous êtes dans la merde, sire Corren, pour parler franchement... Vous êtes coincé... Il n'y a qu'un moyen pour vous en sortir. Etre obéissant avec lui ou bien lui plaire, de façon à ce qu'il vous traite bien et vous donne plus d'Amance... Pour ne pas souffrir du manque.
- Qu'est-ce que le manque ? demanda Corren, intrigué malgré son angoisse.
- L'Amance est une drogue, sire Corren. Quand on en a pris une fois, deux fois, trois fois, on peut plus s'en passer... Physiquement, on en veut, et ça devient comme une douleur... On a des fièvres, on souffre, on voit des ombres rouges partout, c'est horrible...
Ils croisèrent quelques hommes aux corps peints, comme ceux que Corren avait vus lors de ses premiers instants passés dans la petite Dvern.
- Ceux là, ils ont trop souffert du manque... Alors pour ne plus souffrir, ils sont devenus esclave des courtisans du prince ou bien du prince lui même, qui leur fournissent suffisamment d'Amance pour vivre en échange de leur servitude... On les nomme les Dépouillés. Parmi eux, il y a des anciens nobles, des riches bourgeois, et des pauvres gens comme vous et moi. C'est pour ça que je vous conseille d'être calme et de plaire à Dragon... Vous risquez de finir comme eux, sinon, à vendre votre corps et votre âme pour une bille d'Amance... Nous sommes arrivés au palais.
Corren regarda Larme d'un air horrifié :
- Cet endroit est plus corrompu que l'Acheron !
Il sentit que Larme souriait sous son masque :
- Cet endroit est à la fois l'Acheron et les Champs Elyséens( ), sire Corren... Bonne chance à vous, je dois vous laisser...
Larme s'inclina.
- Au revoir, Maître Larme, et merci pour vos conseils...
Et après une révérence, Larme s'éloigna, laissant Corren seul face au palais du Domniam.
La place était éclairée par de multiples lampions colorés, ce qui lui donnait un air de fête ancienne. Le palais du Domniam avait l'air d'avoir été construit dans un ancien temple Unideïste et cette place devait être son parvis...
Que voulait Dragon ? Pourquoi lui avait-il demandé d'attendre ici ?
Quelques Dépouillés vaquaient sur la place. Corren remarqua leur maigreur et leur regard halluciné, aux reflets argentés. Il ne voulait pas leur ressembler, jamais... Il voulait s'enfuir, échapper à l'emprise de Dragon mais il le maintenait fermement... Son âme était prise au piège.
De la musique tombait des fenêtres du palais, on devait danser s'il devait croire ce qu'il avait entendu dire, on devait faire la fête, se réjouir, alors que les Dépouillés souffraient du manque, pour certains assis dans le creux d'une porte cochère ou bien allongés à même le sol, les yeux brillants... Corren ne voulait pas connaître cela.
Et se morfondant, il attendit, faisant les cents pas sur la place... Attendre Cleo... Pourquoi ? Il ne savait pas mais il devait le faire...
Et quelques heures passèrent et le ciel s'éclaircit à l'est. De l'autre côté de la muraille, dans le monde des vivants et des sains d'esprit, le soleil se levait...
Les portes du palais s'ouvrirent, une foule de courtisans bigarrés en sortit. Serviles, les Dépouillés qui attendaient leur arrivée vinrent offrir leurs services, amenant des chaises à porteurs pour éviter aux seigneurs de la petite Dvern la fatigue de la marche.
L'oeil brillant de fatigue, le corps fourbu, Corren attendait Cleo. Il essayait de se souvenir d'elle, et ces efforts faisaient fuser d'étranges réminiscences, à la fois violentes et lascives dans sa mémoire... Les courtisans sortaient, et sortaient et bientôt il n'y en eut plus. Attendre Cleo, il devait attendre Cleo... Les portes du palais restaient ouvertes...
Et puis le prince parut, accompagné de Cleo et du jeune homme au masque de félin...
Alors Corren commença à traverser la place, maintenant déserte.
Cleo semblait vouloir partir, mais ils bavardaient sur le pas de la porte; elle ne portait plus de voile et Corren distinguait son visage pâle.
Mais au fur et à mesure qu'il s'approchait d'elle, d'étranges souvenirs fulguraient dans son esprit. Il la voyait se déshabiller devant lui sur le lit de ses parents, le narguer en lui montrant ses seins et ses cuisses et il se sentit possédé par un désir furieux et violent... Il la voulait, il voulait la prendre, la dévorer, la déchirer... Il se marcha plus vite et bientôt il fut au pied des marches... Il entendit à peine le prince qui disait :
- Vous voici déjà de retour, monsieur ? Désirez-vous encore de l'Amance ?
Il ne regardait que Cleo, qui avait tourné vers lui ses yeux noisette et son visage à la peau très blanche. Il bondit alors en avant et se jeta sur elle, l'attirant contre lui, lui enserrant la taille... Elle cria, se débattit, mais il était comme fou... Il ne voyait plus Cleo, mais Dora, il tenait Dora contre lui, et elle se refusait à lui, alors il déchirait la robe de Dora, lui caressait les seins, et il voulait lui arracher son pantalon, et elle criait, et elle criait...
- Tigre ! Aide-moi !
Corren fut violemment frappé à la tête, et il tomba en arrière au bas des escaliers. Une autre voix cria :
- Cleo, entre dans le palais !
Corren ouvrit les yeux; tout était devenu rouge, devant lui, les objets paraissaient avoir pris des ombres de sang, et Cleo avait disparu. Il ne restait plus que le jeune homme au masque félin, que quelqu'un avait nommé Tigre, et le Prince... Et il avait froid, et tout devenait rouge, rouge... Dans un éclair de lucidité, Corren compris qu'il souffrait du manque, il comprit que Dragon l'avait manipulé pour qu'il attaque Cleo... Dans quel but ? Il ne le savait pas et s'en moquait... Mais la petite Dvern avait refermé ses mâchoires sur lui, il était prisonnier... Il avait froid, tout était si rouge...
Et le prince le regarda, une expression triste dans ses beaux yeux d'argent liquide.
- Dois-je le tuer, Jaran ?, demanda Tigre, une épée à la main.
- Pauvre jeune homme, répondit le prince. Non, il ne le mérite pas.
Et il jeta un petit sac à Corren, qui l'attrapa avec difficulté.
- Viens, Tigre, retournons à l'intérieur. Tu raccompagneras Cleo plus tard.
- Bien, Jaran.

Les portes du palais se fermèrent. Des ombres rouges dansant devant ses yeux, le froid lui mordant le corps et la voix de Dragon résonnant à ses oreilles, Corren s'éloigna en titubant. Puis, quand il fut assez loin, il regarda le contenu du sachet de tissu que le prince lui avait jeté.
Il contenait trois billes d'Amance.