Case 31 : le puits

Confession


(c) 1997 par Laurent Kloetzer


Avertissement : Cette histoire parle de Cassiel Ferssen, un personnage apparaissant dans le roman Mémoire Vagabonde. Elle intéressera surtout les lecteurs de ce dernier.

La maison familiale était une grande bâtisse austère, presque fortifiée, dans le style de celles qu'on a construites pendant les âges sombres, alors que Brenia était la capitale d'un royaume Kelt. Les rues n'étaient pas toujours sûres, alors, et il fallait se protéger. C'est pour ça que la maison avait des murs épais, des fenêtres étroites et ces grandes cours intérieures pavées qui servaient à nous entraîner à l'escrime.
Mon père et mon grand-père avaient fait ajouter des bâtiments extérieurs, comme ceci, avec de grandes fenêtres qui donnaient sur l'extérieur. Un de ces bâtiments donnait sur le fleuve, quelques centaines de pas plus bas. En regardant par les fenêtres on voyait les maisons des Thiléens sur la rive... C'était beau, surtout au crépuscule, et on ne voyait pas les murs de la ville à cet endroit, on se sentait moins enfermés...
Un des rares souvenirs que je conserve de mon enfance, c'est celui des jeunes filles Thiléennes qui dansaient en bas de cette pente herbue, et dont j'écoutais les accords des kithans et des flûtes qui montaient jusqu'à moi. J'aurais tellement voulu aller avec eux, mais on n'avait pas le droit, on devait rester à la maison. Eux, ils me paraissaient libres.
La représentation sociale, voilà ce qui avait de l'importance pour mes parents. Mon père, Malith Ferssen, était issu d'une des plus grandes familles Yezdites de la ville, une des plus fortunées aussi, et il avait épousé Dalina de Nashiem, une aristocrate de notre peuple, dont l'oncle Nash était un grand kabbaliste. Ma famille devait s'imposer auprès des grands de la ville, auprès du duc du Brenian, auprès du Domniam, du Maryam et de toutes ces sommités... Vous savez, ça n'a jamais été facile d'être Yezdite, et quand vous voulez entrer dans les cercles les plus élevés, c'est encore plus difficile...
De quoi vous parlais-je ? Oui, de la maison... Cette galerie qui donnait sur le fleuve, c'était là que mon père avait mis tous les tableaux qui venaient de la famille de ma mère. Ma mère se piquait d'aimer la peinture, alors nous avions une galerie de tableaux. Des horreurs, si vous me le permettez, des choses dans un style classique et représentatif... La seule pièce de valeur était une toile de Moerius représentant Sainte Stefana... Celle-là, je l'aimais bien, elle avait quelque chose de délicat et fragile, un peu comme... je ne sais pas... un peu comme les jeunes femmes qui je voyais danser au bord du fleuve. J'imagine que je devais en être un peu amoureux, il y avait en elle un parfum de sensualité et de liberté que je ne trouvais pas à la maison.

J'ai été un enfant solitaire... Je crois bien. En fait, j'ai très peu de souvenirs de mon enfance, comme la plupart des gens. La chose la plus nette dont je me souvienne, c'est d'une colère de mon père, quand j'avais douze ans... Il était penché sur moi et il hurlait, j'avais peur et je me suis évanoui. Oui, c'est la première chose. Puis il y a eu quelques semaines que j'ai passé à l'hôpital... Je regardais les sculptures sur les grandes voûtes et tous les mystères de la religion Unideïste. On m'a dit que j'avais eu un accident. J'aimais bien les images Unideïstes, elles étaient plus riantes et plus gaies que toutes celles de nos livres sacrés.
On n'était pas très religieux, dans ma famille... Ma mère et mon père assistaient aux cérémonies une fois sur deux, et mon père ne parlait plus le Yezdite ancien ; toutefois il avait tenu à nous l'enseigner, c'était important de pouvoir maintenir des liens dans nos familles Yezdites, les Ferssen et les De Nashiem. C'est comme ça que je le comprends, maintenant.

J'avais un frère et une soeur... Deux frères, en fait, mais l'histoire du second est un peu particulière, je vous la raconterai plus tard. Mon premier frère s'appelait Koryan, il était de six ans mon aîné, et c'est sur lui que mon père a tout misé. Koryan devait savoir gérer la fortune de la famille, se battre à l'épée, connaître le Yezdite ancien et tous les mystères de la religion. Il y arrivait plutôt bien, en fait, et mis à part sa vanité, c'était quelqu'un de tout à fait admirable...
Je le détestais, je le déteste encore, même... Je crois que je voulais lui ressembler, je voulais devenir comme lui, être assuré, impressionner les femmes, me battre comme lui... Vous comprenez ? Une bête jalousie. Et son attitude à lui n'arrangeait rien, il ne cessait de me faire comprendre combien j'étais moins important que lui, combien je ne servais à rien pour la famille, sinon à épouser un jour une belle héritière d'une des autres familles Yezdites de Brenia.
Je ne le blâme pas, en fait, c'est mon père que je blâme, mon père et ma mère... Mon père ne faisait pas vraiment attention à moi, je pouvais devenir ce que je voulais. A condition que je sache me battre à l'épée, c'était la seule chose qui faisait de moi un homme. Ma mère, elle, m'ignorait... J'ai toujours eu l'impression qu'elle m'en voulait de quelque chose et elle se comportait de façon froide et distante avec moi...
Je vais vous parler de mon autre frère, Aniel. C'était mon aîné, il devait avoir deux ans, ou trois ans de plus que moi. Il est mort de la maladie du souffle quand j'étais jeune, mais jamais mes parents ne m'en avaient parlé. C'est le vieux Marten, le serviteur qui s'occupait de moi qui m'en a parlé en premier, et c'est comme ça que j'ai su qu'il y avait un lourd secret là dessous. Et j'ai fini par apprendre qu'il n'était pas vraiment Yezdite... C'était le fils d'un amant de ma mère, un jeune Kelt fougueux qui avait été serviteur à la maison pendant quelques années, d'où la réticence de mes parents à en parler.
Je n'ai jamais su où il était enterré, ni dans quelle section des catacombes... Je crois que j'aurais aimé le connaître.
Vous voulez que je vous parle de ma soeur ? De ma petite Fayna ? Elle est plus jeune que moi, de cinq ans, et Koryan l'a toujours méprisée. Mes parents la considèrent comme juste bonne à marier, avec un fils d'une bonne famille et on l'a élevée dans cette vue. Pauvre petite. Elle n'a pas eu d'éducation, juste de quoi bien paraître en société ; elle a grandi enfermée dans la maison, sans jamais voir personne à part nos serviteurs. Une de nos bonnes, Marya, lui apportait des livres de l'extérieur, des colifichets, des petits bijoux... Elle a été chassée de la maison par ma mère. On pourrait croire que celle-ci voulait faire de Fayna une idiote.
Moi ? Oui, j'aime bien Fayna... Elle est gentille et elle m'aime bien, en fait elle est pure et innocente... Naïve. Elle a dix-sept ans maintenant, elle ne va pas tarder à connaître l'amour et toutes ces choses-là...
Ce que j'ai fait ? Toutes ces années ? Je me suis ennuyé, je crois. J'ai beaucoup lu, des centaines et des centaines de livres. Mes parents me donnaient de l'argent, je pouvais faire ce que je voulais à condition de ne pas toucher à l'image de la famille. J'ai joué de la musique, j'ai peint, j'ai copié le Moerius, j'ai... j'ai même sculpté. Je crois que je n'ai pas de talent, et en aurais-je eu que les moqueries de mon père et de mon frère m'auraient dissuadé de l'employer.
Ne croyez pas que je m'apitoie sur moi-même, je ne suis pas vraiment malheureux. Non, je me sens seulement très vide, dépourvu de but. A moins que mon frère meure en duel (et je ne crois pas que ça puisse lui arriver), je ne deviendrai jamais héritier de la famille...
Et cela me réjouit, croyez-moi. Vivre comme a vécu mon frère ne me plairait pas.
Oui, je me suis ennuyé, j'ai eu une vie vide et sans grand intérêt... Il n'y a pas de raison que ça change, notez bien...

Je me demande pourquoi je vous raconte tout ça. Qu'est-ce que vous pouvez bien en avoir à faire ? Un roman ? Faire de moi un personnage de roman ? Voilà qui serait amusant...